Marc Proulx
L’Amont et l’autour d’un Objet-agrès
Je pratique un « Objet de scène », une sorte d’agrès avec lequel je bouge en contact plutôt que de manière purement acrobatique[1]. Il s’agit d’une Forme simple composée de trois plans rectangulaires, assemblés de sorte à produire une symétrie hélicoïdale. C’est un Objet volumineux, mobile et « pratiquable », qui offre des possibilités de mouvement, de manipulation et de déplacement dans l’aire de jeu. Il peut être également le support de difficultés techniques et de prises de risque.
Je résiste encore à baptiser cet Objet-agrès, j’aime qu’il soit perçu de manière liminaire, lorsqu’on le découvre pour la première fois : entre le mobilier, le jeu d’enfant, l’agrès... La Forme est librement inspirée d’un mélange de deux dessins de vulgarisation scientifique de l’astrophysicien Jean-Pierre Petit, représentant le Ruban de Möbius et la Surface de Boy[2]. En 2002, alors que je cherchais une forme pour faire de l’acro-contact, j’ai transformé le dessin du Ruban de J.-P. Petit pour lui donner des qualités d’ouverture, de légèreté et d’instabilité. Mon intuition par rapport à la couleur de l’Objet, confirmée par la suite, était qu’elle pouvait lui donner de la lisibilité et l’heureuse conséquence fut paradoxalement de produire également de la déperdition lorsqu’il est mis en mouvement. C’est-à-dire que lorsque l’objet est en mouvement, sa couleur contribue à le déstructurer, brouillant la compréhension de la Forme, troublant le regard du spectateur. Par la suite, à l’instar de phénomènes de perception altérée qui se produisent entre chien et loup, j’ai observé que ce trouble est accentué par la pénombre, et par un éclairage en contre-jour.
Au début je l’ai appelé l’Agrès de jeu, la Forme, le Ruban[3], the big Movement Apparatus or Big Mvt Toy, pour l’instant l’Objet. Il y a sans doute là-dedans une part de stratégie inconsciente d’évitement. Mais, par rapport à la solidité et la résistance d’un agrès de cirque, cet Objet est borderline, déjà par sa construction actuelle. Par un concours de circonstances, le premier prototype a été construit à la hâte en bois[4], ce qui lui prête une apparente fragilité mais lui donne aussi une bonne élasticité. Cela demande de faire attention et aide à se maintenir dans une zone « entre ». De plus, il est tentant de le situer dans le champ des scénographies « pratiquables » ; et je l’ai effectivement d’abord exploré avec des étudiant·e·s comédien·ne·s, scénographes et régisseur·euse·s en École supérieure d’art dramatique. Je dois ajouter que lorsque j’ai vu la richesse des combinaisons possibles de mes toutes premières petites maquettes en carton, j’ai rêvé de faire jouer trois de ces Formes ensemble, créant une sorte de scénographie polymorphe ; un dispositif en perpétuelle transformation, peut-être pour un acrobate, un jongleur et un acteur...
L’avantage, pour un temps, d’une Forme qui n’est pas encore répertoriée, c’est de pouvoir laisser libre cours à l’imagination, de suivre ce qui vient pour voir le sens que cela peut prendre, autant du point de vue des joueurs/bougeurs, que des spectateurs.
Néanmoins, très tôt, en essayant de tracer sur papier les déplacements de l’Objet à l’aide de petites maquettes en carton, j’ai nommé les différentes positions de celui-ci et les possibilités et l’ordre des bascules vers d’autres positions. J’ai répertorié les types de prises, les endroits et les angles des bascules, observé les possibilités de pivots ; jusqu’à nommer chaque partie de l’Objet. Tout cela constitue un lexique simple, mouvant et évolutif, pouvant être communiqué à un petit groupe de travail. Comme depuis le début le processus a davantage donné lieu, plutôt qu’à une production, à des moments de partage avec de jeunes professionnels ou universitaires, parfois regardant parfois pratiquant, la recherche se fait de manière assez collaborative. Certains éléments, vocabulaire écrit ou mouvements, proviennent de feedback de visiteurs ou sont des contributions de collaborateurs privilégiés[5]. Aujourd’hui, le traçage (dessins et notations abrégées des déplacements sur papier) me permet d’évaluer le périmètre idéal pour faire évoluer l’Objet, mais aussi de réfléchir à comment m’adapter dans un espace restreint ; enfin, je peux prévoir un parcours de l’Objet et quand même improviser les manipulations et les mouvements.
J’observe des principes de mouvement simples en jouant avec le poids (le mien et celui de l’Objet) et en suivant le déséquilibre. Mon objectif n’est pas tant de mettre à jour et maîtriser une technique adaptée à cet Objet, que d’observer ce que ça me fait faire, comment cette pratique façonne mon corps, comment le mouvement est façonné par l’Objet. Je bouge et me laisse bouger. Dans la sphère du jeu, d’aucun peut dire que le partenaire est matière et la matière est partenaire. J’arpente de sorte à me constituer d’abord une mémoire corporelle de l’Objet, et j’essaie de demeurer en relation avec cet amont de l’analyse, de la compréhension intellectuelle qui vient forcément avec le temps. Conscient de transporter certaines de mes pratiques, de transposer gestes de travail et techniques du corps, portant une attention au corps vieillissant en mouvement, je « charge » la matière et je décline un langage.
Les prémisses de la conception de cette forme « pratiquable » s’appuient sur un cahier des charges que je m’étais donné – un agrès offrant un support de mouvement exigeant et créant de l’interdépendance entre deux ou trois partenaires en acro-contact, combinant mouvements/manipulation/jeu, une forme qui puisse être démontable et transportable pour pouvoir tourner avec.
C’est seulement lorsque j’ai pu jouer avec mes trois minuscules maquettes que la préparation a vraiment commencé. Le dispositif s’est tout à coup éclairé, il s’est chargé d’images : jeux d’entrées et de sorties à vue c’est-à-dire apparitions et disparitions sans quitter l’aire de jeu, situations physiques précaires et cascades burlesques dans ces environnements scéniques instables du vaudeville acrobatique anglais, montages d’agrès au cirque et changements de décors à vue du public au théâtre et à l’opéra, le caché-montré et le morcellement du corps induit par un dispositif fonctionnant en cercle, scénographie unique mais modulable du début xxe siècle, arpentage du décor en « allemande » pour se préparer à jouer…
Depuis que le prototype existe, mon intention n’était pas de partir d’une idée de spectacle, mais de retarder l’écriture d’une partition afin de laisser des thèmes apparaître, par la pratique lente de l’Objet, instinctive et aléatoire. C’est pourquoi je montre encore l’Objet occasionnellement de manière performative, c’est-à-dire en tentant de partager le processus en me laissant guider en direct par ma mémoire corporelle, au risque de me perdre ou de ne pas « passer partout ». Une idée ou un thème de départ (pour une construction) proviennent d’une intuition, mais sont vite liés à des impératifs de production et à la nécessité d’un résultat. Un objet porte en germe une dramaturgie, et on peut voir dans celui-ci : le labyrinthe, le mythe de Sisyphe, ou la joie que manifestent les chiens de traîneaux en exprimant leur pure énergie lorsqu’il s’agit de courir et de tirer d’impressionnantes charges dans le Grand-Nord, les transformations/changements de lieux sans transition lorsque l’on rêve, les chantiers et épaves servant de terrains d’aventures aux enfants, etc.
Le luxe de cette recherche aura été de pouvoir laisser affleurer ces images au fil de l’approche sensorielle de l’Objet. Cette attention flottante aux images qui nous traversent, en même temps que celles qui parviennent aussi de manière autonome aux regardeurs, ravive deux des dimensions qui constituent le travail scénique, qui sont ce qui est vu (par les spectateurs) et ce qui est vécu (par l’acteur)[6]. Le but était de laisser le sens ouvert, comme la forme de l’Objet est ouverte. Autant que la manière d’appréhender l’Objet est ouverte pour chacun·e : instrumentaliser ou utiliser, jouer avec, « charger[7] ». Tout dépend du niveau et de la qualité d’attention, du tempérament, de l’époque.
Marc Proulx
Novembre 2020
[1] Au Québec lorsque j’étais jeune, on disait « je me pratique » pour dire « je m’entraîne ». J’ose ici signifier un mélange d’entraînement, de fréquentation (y passer du temps), et de technique du corps. Alors qu’en France au cirque on dit « répéter » pour dire s’entraîner ; un terme qu’on retrouve au théâtre dans un sens légèrement différent.
[2] C’est Corine Pencenat qui au début de ma recherche en 2002 a attiré mon attention sur l’ouvrage d’un scientifique qu’elle avait rencontré à Aix-en-Provence : Le Topologicon, Jean-Pierre Petit, Belin, 1985.
[3] Le Ruban (de Möbius) : https://www.universalis.fr/encyclopedie/ruban-de-mobius/
[4] Un tout premier prototype à structure métallique avait été commencé par Manu Bretagnon en 2004, sans que nous ayons pu le faire aboutir. Le prototype actuel a été réalisée en bois par Bernard Saam et les ateliers du TNS en décembre 2014.
[5] Je dois au jongleur Jonathan Lardillier – formé à l’Académie Fratellini et enseignant au CNAC – d’avoir eu les intuitions ludiques suivantes : une « règle de traçage » des déplacements de l’Objet qu’il a eu en voyant mes premiers dessins ; des éléments du lexique ; un schéma des bascules de chaque position vers les autres positions ; un « Ruban pop-up » ; une « forme-fantôme », etc. !
[6] Ces deux « dimensions » du travail scénique proviennent du « jeu de masques » (voir Cuisinier Jeanne, « Les danses sacrées à Bali et Java », in Les Danses sacrées, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Sources orientales », 1963, pp. 375-410, et plus spécifiquement les chapitres « Sacralité du masque » et « L’intention sacralise »). Le masque est un objet incomplet qui nécessite le corps vivant, rêvant, de l’acteur, et qui paradoxalement est destiné à demeurer inachevé, c’est-à-dire en question : il prend vie non pas seulement par la recherche de la maîtrise, mais surtout par la conscience de ce qui échappe... La pratique du masque (de théâtre) est un paradigme qui m’aide à percevoir comment un objet peut, soit demeurer accessoire et être instrumentalisé, soit se charger et devenir « médium ». Par l’attention voire la relation à la matière, et avec l’intention de se laisser toucher par ce qui se produit pendant la pratique, l’objet acquiert un autre statut et aide à déplacer à la fois le praticien et les regardeurs. À ce titre, je peux charger mon propre corps, l’espace de travail, le sol, le partenaire, le bâton long, le masque de jeu, le Ruban... dans une pratique qui se situe entre savoir-faire et laisser-être.
[7] L’humain possède cette capacité ancestrale de charger la matière, c’est-à-dire de mettre son souffle dans les objets ; jouet, bijoux, outil, arme, masque de jeu, piécette, cailloux, vêtements et chaussures, tasse, téléphone mobile, livre, photographie, etc.