Bruno Krief

18 juin 2020

Propos recueillis par Diane Moquet et Cyril Thomas.

 

(c) Bruno Krief

Chaire ICiMa : Pour commencer pourrais-tu dire quelques mots sur ton parcours ?

 

Bruno Krief : Je suis artiste aérien, ce qu'on appelle artiste de cirque. Mon parcours a commencé il y a de nombreuses années dans le cirque dit traditionnel, sous forme de numéros aériens. J'ai commencé avec un duo de portés au trapèze avec ma partenaire Armance Brown. La spécificité de ce duo était qu'il n'y avait ni porteur ni voltigeur, c'était la parité avant la lettre : à temps égal chacun était tour à tour porteur ou voltigeur. Ce n'était pas le gros costaud avec la petite voltigeuse, c'était moitié moitié, les rôles étaient équitablement répartis, ce qui était à l'époque assez nouveau et ce parti-pris a contribué au succès de notre travail. Cela comprend bien sûr des contraintes techniques plus difficiles parce que porter un poids presque égal ou porter un poids plus lourd que soi c'est beaucoup plus difficile que lorsque le rapport de poids est très favorable. Nous avons commencé à travailler dans des petits cirques pour mettre en place ce numéro puis nous avons fait le Festival mondial du cirque de demain, qui nous a permis d'être engagés ensuite dans des cirques internationaux, aussi bien en France qu'à l'étranger. S'en est suivi des tournées de cirque où on jouait notre numéro dans un spectacle plus de 300 jours par an dans des villes différentes. Cela a été une école assez puissante, tant en termes artistique et technique qu'en termes de vie et de rencontres. En voyageant avec ces numéros on continuait à se former, à apprendre au contact d'artistes russes, chinois. C'est là que j'ai appris d'autres techniques aériennes comme celles de sangles et de mât chinois que j'ai utilisées par la suite. Puis on a eu envie de se renouveler et de changer de mode de vie donc on s'est orienté vers le Music-Hall : on a travaillé dans des cabarets et des casinos comme attraction, c'était un travail plus stable, on travaillait avec des revues, avec des danseuses et d'autres artistes, ce qui était beaucoup plus confortable et moins fatiguant physiquement car le rythme des spectacles est déjà moins important qu'au cirque. Toujours dans cette envie de renouvellement et d'enrichissement, on a commencé à mélanger les agrès du cirque, à mêler la discipline circassienne et le théâtre, la danse et le cinéma. Avec ma partenaire, nous ne faisons pas partie de familles de cirque traditionnel : Armance vient d'une famille liée au théâtre, qui était parmi les pionnières du nouveau cirque et de mon côté, avant le cirque j'ai été dessinateur, graveur, plasticien. Nous avions donc une ouverture vers d'autres champs d'expression artistique qu'on a eu envie de recouper avec la discipline qui nous passionnait le plus, c'est à dire le travail aérien. On a eu la chance de faire des rencontres assez déterminantes pour ces mélanges, nous avons par exemple travaillé avec Wim Wenders pour la suite des Ailes du désir. Dans ce cadre, j'ai entraîné les artistes aériens, conçu des scènes artistiques et joué comme interprète dans le film avec Armance. Ce sont des expériences intéressantes, où la conception du numéro et la perception du mouvement ne sont plus les mêmes. Pour le théâtre, on a eu plusieurs expériences avec des metteurs en scène qui souhaitaient avoir une approche plus physique du théâtre, avec Bérangère Bonvoisin par exemple avec qui on a joué au Théâtre de l'Odéon, ou avec Mauricio Celedon qui dirige le Teatro del Silencio, une compagnie franco-chilienne qui propose un théâtre gestuel très physique. On a monté avec lui un spectacle qui s'appelait Nanaki basé sur la vie d'Antonin Artaud : nous jouions tous Antonin Artaud, le personnage était démultiplié, c'était un cirque assez violent, rock et brûlant. Une belle expérience aussi. J'ai également travaillé avec la chorégraphe Blanca Li sur son spectacle Salomé. Je jouais le rôle de Saint Jean-Baptiste et j'ai entraîné toutes les danseuses pour la fameuse danse des sept voiles, avec sept tissus aériens. A chaque fois ce sont de nouvelles choses à inventer, des lieux différents où on va jouer et où la problématique des accroches et de la scénographie aérienne se pose. J'avais une assez grande expérience des accroches diverses parce qu'indépendamment du cirque classique, on a fait beaucoup de galas. Ce sont des contrats ponctuels où on fait juste notre numéro : il faut arriver très rapidement et accrocher soi-même son matériel. Cette expérience a été formatrice car en tant qu'aérien il faut apprendre à repérer les cintres, le point sur lequel on peut s'accrocher, les problèmes de ruptures de charges, les reports d'énergie, de charge maximum, etc. Parfois on travaillait avec un agent qui nous envoyait dans des lieux dans lesquels il ne savait pas si on pouvait faire de l'aérien donc il fallait repérer, discuter avec les directeurs techniques, explorer des combles, ce qui amène parfois de drôle de découvertes. 

 

Chaire ICiMa : Avec ta compagnie Arts des airs tu conçois également des scénographies-agrès. Comment en tant qu'artiste aérien en es-tu venu à ce type de travail ?

 

Bruno Krief : En effet, toutes ces expériences on fait que, même si les collaborations sont toujours passionnantes, on a eu envie de développer un travail plus personnel et sous notre direction. Nous avons donc créé, Armance Brown et moi, notre compagnie d'arts aériens qui s'appelle Arts des airs. Pour les spectacles de cette compagnie il fallait trouver un moyen de développer l'aérien au maximum et j'en suis venu à créer moi-même les scénographies qui nous donnaient cette liberté. Dans les théâtres, il fallait toujours adapter le travail aérien en fonction des volumes et des hauteurs des espaces, ce qui est intéressant en soi mais aussi parfois frustrant car les contraintes techniques limitent le déploiement de toutes nos envies liées à la technique aérienne. J'en suis donc venu à créer des scénographies de structures autonomes et indépendantes, qui me permettaient à chaque fois de jouer avec le maximum de liberté et de décliner la partition qu'on avait prévue au départ sans danger technique. Et ce avec le maximum de possibilité d'expression.

 

Chaire ICiMa : Ce qui vient en premier dans la conception, est-ce l'écriture de l'espace ou les possibilités acrobatiques que permet l'agrès ? Comment s'articulent ces deux dimensions ?

 

Bruno Krief : Les deux interviennent en même temps, une des données de base c'était d'une part de pouvoir jouer avec les agrès qu'on avait imaginés pour le spectacle et d'autre part de concilier dans un même espace des agrès multiples. La continuité de jeu était également importante à traiter : il faut qu'il n'y ait pas de rupture d'installation et de désinstallation, donc il fallait concevoir une espèce de mikado dans lequel les choses s'emboîteraient et se désemboîteraient dans des ordres précis. Cette contrainte fait qu'il faut prévoir des accroches à tel et tel endroits, des poulies de renvoi, des rappels et des espaces, des volumes adaptés (pour le cirque aérien on pense en volume libre, il faut penser à la hauteur bien sûr mais aussi aux mètres cubes dégagés pour ne pas toucher d'obstacles). Dans l'écriture du spectacle il y a des allers-retours, il y des premiers jets et la scénographie finit par enrichir l'écriture. Même s'il y a une écriture sur papier au départ, le spectacle se construit en volumes et en grandeur nature. Il y a des choses qui sont amenées au fur et à mesure des répétitions qu'on n'aurait pas imaginées au départ et c'est justement ça qui est passionnant, la matière vivante évoque des choses, la scénographie donne des idées, on se rend compte que sur une structure on a utilisé le volume intérieur et tout à coup on voit qu'il y a un petit coin de plateforme en haut qu'on n'a pas utilisé et un artiste monte là-haut, se met debout et ça va raconter une histoire différente sur laquelle on va rebondir. C'est ça qui nous intéresse dans ce travail et dans la scénographie : la matière et la façon dont les choses sont accrochées vont se mettre à raconter autre chose, ouvrir des champs d'expression qu'on n'aurait pas écrit au départ. Certains gestes, certaines positions prennent sens avec le travail scénographique. L'histoire est autant racontée par une trame de départ que par les expressions physiques et par la perception des corps dans l'espace.

 

Chaire ICiMa : Vous jouez vos spectacles aussi bien en extérieur et en intérieur, par exemple dans les salles de théâtre. Qu'est-ce que cela change d'un point de vue scénographique et acrobatique ?

 

Bruno Krief : Une fois que le spectacle est créé avec une structure, on a nos repères spatio-temporels, notre espace de jeu. Avec la « boîte noire » des théâtres, il y a un autre espace créé par les spectateurs et la lumière. Mais on n'a pas de surprise, pas d’impondérables alors que quand on joue à l'extérieur le souffle du vent peut nous poser problème pour l'envolée des tissus par exemple, on le prend tout de suite en compte, on sait que si le tissu s'envole à l'horizontal il va falloir réagir de telle manière mais on aime bien sentir cette dimension de l'air mobile, la température, le jeu avec les éléments. Il y a aussi la question de la profondeur de champs et de l'arrière-plan qui intervient quand on joue en plein air. On a par exemple de belles surprises quand les lunes se lèvent le soir et qu'elles s'inscrivent juste derrière nous. Comme nos agrès sont mobiles et qu'on travaille souvent sur la rotation, on peut profiter autant des agrès que du paysage. On aime beaucoup les champs plus larges, quand l'espace devient tout à coup beaucoup plus grand. C'est aussi plus difficile bien sûr car les nuages qui défilent brouillent un peu les repères acrobatiques mais c'est un vertige supplémentaire, une mobilité parfois inattendue. Le côté négatif, c'est lorsque des ondées s'invitent, ce qui peut être problématique, on est parfois obligé de s'arrêter avant que les spectateurs détalent mais jouer dehors reste très agréable.

 

 

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Chaire ICiMa : Vous utilisez souvent dans vos spectacles plusieurs agrès aériens, plusieurs techniques dans une même structure, pourrais-tu les nommer ?

 

Bruno Krief : Au départ, notre cœur de métier était les portés aériens et le trapèze fixe avec différents accessoires, que ce soit des portés par les mains, par la nuque, des choses qui tournent en portés. En même temps ce qu'on a aimé c'est inventer – ou transformer, car énormément de choses ont été faites au fil des centaines d'années de pratique de l'acrobatie dans les airs, que ce soit en Europe ou en Orient – des objets suspendus. Il y a les agrès traditionnels qu'on utilise beaucoup, ce sont les sangles, les cordes simples ou avec staffe, les cordes souples en U (corde volante, perches pour se suspendre ou pour porter, mat aérien). Je pratique également la marche au plafond, c'est à dire une marche avec des sangles et j'utilise des objets transformés : des fauteuils qu'on va suspendre et qui vont servir d'agrès, un ventilateur également qu'on va utiliser pour faire des portés, des hamacs, des tulles, des matériaux improbables. On n'utilise pas forcément tous les agrès pour tous les spectacles mais il y a toujours cinq ou six couleurs d'agrès différentes.

 

Chaire ICiMa : Dans le processus de création des scénographies, sollicites-tu des regards extérieurs, que ce soit au sein de la compagnie ou auprès d'artisans, de techniciens ?

 

Bruno Krief : Tout à fait. Il y a toujours des partages au sein de la compagnie. Pour les scénographies, je travaille avec notre constructeur et après c'est validé par Armance Brown qui finalise la mise en scène. Je m'occupe plutôt du côté acrobatique aérien, technique, scénographique et elle du côté chorégraphie et mise en scène mais c'est toujours en accord total. On avance tous ensemble dans la même direction. Il y a toujours des interactions, par exemple quand on utilise la structure on peut se rendre compte qu'il nous manque un petit mètre pour accrocher ça, ce qui nous amène à reconstruire quelque chose qu'on va regreffer, puis on va reconstruire une petite chose de l'autre côté pour équilibrer le plateau. Presque jusqu'à la fin, on peut retoucher la structure et les accroches. Une chose importante est qu'on a fait le choix de créer des structures autonomes, qui vont s'affranchir des accroches et des haubanages extérieurs. On a déjà des choix à faire au départ, sur les sols par exemple, et cela conditionne beaucoup la construction de la structure, en termes de poids, de résistance, de surface de plateau. Evidemment on n'a pas fait des plateaux de 100 mètres carrés : on garde une dimension modeste car la structure doit être montée avec les gens de l'équipe, ça fait partie d'une philosophie de la compagnie de monter et d'utiliser une structure tous ensemble. Pour ne pas devenir des constructeurs d’échafaudages on se limite en termes de poids, de transport, on fait plutôt des cocons intimes. De plus, pour le type d'acrobatie aérienne qu'on a choisi de faire, il y a une dimension intime et de la proximité qui ne convient pas aux grands espaces comme le trapèze volant où il y a douze mètres entre les protagonistes. Nous on ne dépasse pas les huit mètres de distance et d'espace. Pour les collaborations, on a la chance d'avoir un excellent constructeur qui s'appelle Yann Devidal, qui est également notre régisseur. On travaille ensemble : j'ai pour ma part des idées sur les volumes et les dessins de structures et lui va apporter son savoir-faire et ses astuces en termes de montage, de praticité, de résistance. Il y a les calculs de force, les résistances de bras de levier, tout cela entre en ligne de compte. On n'a pas eu besoin jusqu'alors d'avoir recours à des bureaux d'études complexes : on fait valider nos notes de calculs mais l'expérience que j'ai sur la résistance des matériaux me permet de gérer sans ordinateur hyper puisant. Avec une certaine logique, de l'habitude et de la technique on retombe à peu près toujours sur les mêmes modes de calculs. En plus on utilise souvent l'acier pour la fabrication, c'est un peu plus lourd mais moins fragile que l'aluminium, moins couteux en terme de transformation, plus facile à souder et à transformer au fil des répétitions, on n'a jamais de surprise en terme de résistance. Le seul problème c'est le poids, on est obligé de calculer justement pour se limiter sur des sections pour ne pas avoir des éléments trop lourds. Les éléments sont aussi parfois mobiles : notre dernière création A contrebalance, Alice, comprend une structure mobile qui balance. La structure devient un acteur mobile et cela a impliqué un travail de jeu et de répétion avec la structure et les acrobates très intéressant.

 

Chaire ICiMa : Tu as utilisé le bambou dans plusieurs créations (Bambou de souffle et Partition bambou) : d'où vient cette attirance pour ce matériau et comment l'as-tu mobilisé dans tes spectacles ?

 

Bruno Krief : Le bambou c'est un matériau qui me fascine et que j'aime depuis de nombreuses années, je pense que ça remonte à mes début d'artiste plasticien : je suis amateur des arts extrême-orientaux, que ce soit la calligraphie ou la peinture. Quand je me suis penché sur les scénographies et sur l'aérien j'ai eu envie d'utiliser ce matériau qui est assez fragile et en même temps extrêmement résistant. Pour un des premiers spectacles de la compagnie vers 1999 j'ai commencé à faire des recherches sur les fournisseurs de bambous pour commencer à construire une structure. En France il n'y a pas énormément de choix : un des plus grand fournisseur c'est la bambouseraie d'Anduze qui se trouve dans le Gard. Les bambous français sont assez grands mais pas très gros, ils ne dépassent pas dix ou douze centimètres de diamètre et c'était un peu juste pour les projets qu'on avait, c'est à dire des structures où puissent évoluer cinq acrobates en même temps. C'était complexe en termes d'assemblage et d'utilisation donc je me suis penché sur des bambous chinois et sud-américains : j'ai récupéré pas mal de chaume de bambou vénézuélien, d'un type qui s'appelle le guadua. C'est un bambou extrêmement résistant quand il est bien séché, plus lourd que le bambou européen et que le bambou chinois car il a une épaisseur assez importante. Pour le spectacle Bambou de souffle, j'ai commencé par dessiner une structure, avec des assemblages pour monter et démonter facilement. Ces assemblages sont inspirés de l'Orient, ce sont des joncs avec des fixations métalliques qui enserraient le bambou sans le traverser pour ne pas le fragiliser. J'aime beaucoup travailler ce matériau qui est imputrescible et extrêmement résistant, preuve en est que mes structures, qui ont pratiquement une vingtaine d'années, sont toujours opérationnelles. On peut aussi les recycler puisque rien ne se perd : avec les compagnies on garde les agrès anciens qui n'ont pas été abimés et on les retransforme, on les recoupe, je fais les épissures moi-même donc je peux re-tresser les cordes. La structure de Bambou de souffle a ainsi été transformée pour un autre spectacle à base de bambou qui s’appelait Partition Bambou. Nous avons créé une structure un peu plus légère et plus mobile que celle du précédent spectacle car l'idée était de travailler dans des lieux atypiques. On a fait toute une tournée avec cette structure dans les églises romanes et on pouvait la poser et jouer sans abimer les lieux. Ce bambou, s'il a été bien séché – et c'est d'autant plus vrai pour le bambou sud-américain et si on l’entretient, il peut durer une cinquantaine d'années. Avec le phénomène de séchage le bambou se rétracte, aussi, dès le départ dans la conception de mes accroches j'avais conscience de cette problématique du séchage et j'avais prévu des colliers avec une certaine marge de manœuvre, ainsi en les resserrant on avait toujours un contact avec le bambou et il n'y a pas de jeu. Comme le bambou perd entre 2 et 6 % de diamètre au séchage, si on fait des colliers métalliques qui sont ajustés mais qui ne vont pas se rétracter ils vont flotter et ça ne va plus fonctionner. C'est une chose que j'avais repérée dès le départ et ça s'est avéré très utile. Et maintenant, au bout d'une vingtaine d'années je pense qu'ils ont atteint leur séchage définitif donc ça ne bouge plus.

 

Chaire ICiMa : Quelles sont les conditions de stockage de ce matériau ?

 

Bruno Krief : Il faut éviter les chocs thermiques, l'humidité excessive qui va re-dilater le bambou, cela créé des micro-fissures néfastes. Ce sont les différences de températures et d'hygrométrie qui vont faire travailler le bambou. Mais si on arrive à trouver une courbe douce dans les transitions thermiques et hygrométriques il n'y a pas de problème.

 

 

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Chaire ICiMa : La pratique de l'aérien nécessite également l'usage de textiles. Tu évoquais tout à l'heure par exemple le tulle, ce qui peut paraître surprenant car ce matériau semble particulièrement fragile. Comment as-tu travaillé avec cette matière ?

 

Bruno Krief : Le tissu aérien est une discipline récente. Par exemple quand j'ai participé au spectacle Salomé de Blanca Li ça n'existait pas encore. Gérard Fasoli l'a utilisé, je l'ai utilisé à la même époque mais à part ça personne ne l'utilisait à cette époque là. Pour Salomé j'ai décidé d'utiliser le tissu en lien avec la thématique du voile. Au départ c'était un travail de corde complètement transformée, ce n'était pas du tout le même genre de tissu qu'utilisait Gérard. Pour ma part, j'utilisais des tissus de lin résistants qui se plissaient et qui n’étaient pas élastiques. Les danseuses ont travaillé environ six mois avec moi et parallèlement, j'avais fait des test de résistance. Il s'agissait de tissus de fil et non de jersey et comme cela se déchire, on avait testé le tissu et sa résistance. Pour tous les textiles qu'on utilise avec la compagnie je fais des tests de résistance au préalable. Je sais par exemple que le tulle que j'utilise va casser à à peu près 80 kg, ce qui fait un coefficient de sécurité par rapport à mon poids statique de 1,2. C'est absolument interdit et je ne laisserai personne d'autre que moi monter en scène avec. Mais c'est le côté que j’aime dans le cirque, cette notion de risque, et c'est dommage qu'on ne puisse plus partager et transmettre cela dans les écoles, mais c’est bien normal dans un contexte pédagogique universitaire. Quand j'ai commencé le cirque on travaillait à dix ou douze mètres de hauteur sans longes, sans filet de sécurité, sans tapis, suspendus avec les mains ou des pointes de pied, sous des chapiteaux où il fait 45 degrés en hauteur. Il y a une notion de danger qui est réelle mais j'ai aimé faire ça, pour l'adrénaline, l'hyperconscience du corps et l'hyper responsabilisation que cela développe : il n'y a pas de mouvement gratuit, il y a une radicalité du mouvement que j'ai aimé. Je peux comparer le cirque à la corrida, avec son côté un peu barbare, physique. Les portés par la nuque par exemple ramènent à une certaine animalité qui pour moi fait partie du cirque. Pour la marche au plafond que je pratique, si je fais cela attaché avec une longe je peux être tranquille, jouer la comédie et sourire. Mais si je le fais sans longe, il va y avoir une intensité, une concentration dans mes mouvements qui sera complètement différente, qui ne va pas du tout raconter la même histoire et les spectateurs le ressentiront aussi. Le partage de cet instant tendu avec le public ne sera pas du tout le même. Ca ne veut pas dire que je fais l'apologie de la prise de risque mais je suis obligé de constater que l'enjeu n'est pas au même endroit. Après dans nos spectacles on fait aussi des choses qui ne sont pas du tout dangereuses, qui sont très théâtrales mais on sait que le curseur n'est pas placé au même endroit. J'ai le goût du geste radical et entier qui demande un travail de répétition et une rigueur physique et mentale. Pour ce qui est du tulle, c'est le plus fragile des tissus et on l'utilise pour cela. La fragilité et la faible marge de manœuvre que j'ai quand je l'utilise m'oblige à une concentration, à une qualité de mouvement et de déplacement, de précision d'appui et de respiration qui m'intéresse. Je me déplace alors comme un caméléon, sans la moindre impulsion qui pourrait ajouter du poids et créer une rupture. C'est une autre forme de risque, différente d''une prise de risque à dix mètres de haut mais tout aussi réelle. Même à un mètre du sol ça peut craquer et ça peut être dangereux car on n'a pas toujours le temps de se retourner.

 

Chaire ICiMa : Avez-vous d'autres projets de scénographies en cours ?

 

Bruno Krief : Pour l'instant on aimerait jouer notre dernier spectacle ! Il devait beaucoup jouer cet été, on a pu sauver quelques dates en aout mais la plupart seront reportées à l'année prochaine, comme beaucoup de compagnies malheureusement... Quand on joue un spectacle on aime le faire murir, exploiter toutes ses potentialités, se donner des marges de liberté. Plus on s'approprie une structure, une scénographie, plus on peut aller loin, ce pourquoi on a encore envie de le jouer, pour lui donner encore plus de souffle, de couleur. Au début d'une création on assure ce qu'on est capable de défendre et de jouer aussi bien en termes artistiques que techniques et plus on joue, plus on voit qu'on a encore de la marge physique par exemple et du souffle artistique donc on peut envisager d'enrichir le spectacle, prendre un peu plus de risque, proposer des choses, le faire gagner en intensité avec des choses simples, approfondir la relation entre les acrobates. On collabore pour ce dernier spectacle avec un ancien étudiant de Châlons, on travaille en contrebalance car on fait le même poids et on prend de plus en plus de plaisir, on développe de plus en plus une complicité qu'on n'aurait pas si on n'avait pas cet agrès.

 

 

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Mots-clés: Eco-conception, Bruno Krief, Bambou

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