Cécile Yvinec et Jan Naets (CirkVOST)
Chaire ICiMa : Pouvez-vous présenter la compagnie CirkVOST ?
Cécile Yvinec : Le CirkVOST existe depuis 2008. C'est une compagnie de grand aérien, c'est à dire qu'on fait de la voltige à grande hauteur, au-dessus de filets bien souvent. Cette discipline nous amène à créer des grosses formes qui ont lieu soit sous chapiteau soit en extérieur. Ces grosses formes sont la signature de la compagnie, même si nous montons en parallèle de nombreuses petites formes. Il s'agit toujours d'aventures collectives, nous sommes nombreux.
Chaire ICiMa : Vous avez monté en 2014 un spectacle aérien intitulé BoO, dont le décor est un assemblage de bambous. Pouvez-vous décrire cette structure ?
Cécile Yvinec : Cette structure est comme une cathédrale composée uniquement de bambous, sans aucune armature en ferraille. Elle est composée de quatre mâts chacun constitués de plusieurs bambous assemblés. Ces quatre mâts, reliés entre eux par des ponts de bambous, forment un carré qui dégage deux axes libres pour la voltige. Autour de ce carré central, il y a quatre quartiers aux univers propres : un quart technique très carré, un quart en éventail, un quart plus arrondi qu'on appelait « le vagin » et une plateforme tout en haut où les riggers pouvaient s'installer pour faire les manipulations de rigg.
Jan Naets : La structure est composée de 300 bambous, elle fait 25 mètres par 25 mètres au sol et les pointes les plus hautes mesurent environ 17 mètres de haut.
Chaire ICiMa : Pour présenter CirkVOST, Cécile, tu as insisté sur la dimension collective de la compagnie. La scénographie de BoO a-t-elle été le fruit d'un travail collectif et si oui comment s'est déroulé le processus de création ?
Cécile Yvinec : Oui, on a vraiment pensé cette structure tous ensemble. Pour la création, on a commencé par faire une maquette et à construire la structure bambou après bambou en version mini. A partir de cette maquette, on fait chacun des propositions et petit à petit on a fait des choix. Nous sommes partis de l'idée du carré central, qui ne faisait pas de doute car nous voulions vraiment avoir les deux axes de voltige de part et d'autres de ce carré, notamment parce que sur le spectacle précédent, nous avions été embêtés par le fait d'avoir un seul axe de voltige alors qu'on avait besoin de deux couloirs : cela impliquait de démonter la partie chaise ballante pour laisser la place au trapèze et inversement. On avait donc très envie d'avoir ces deux couloirs pour ne pas avoir de démontage en cours de spectacle. Après pour la création des quarts, celui ou celle qui avait envie faisait une proposition. Je me souviens par exemple d'un jour où quelqu'un a dit « moi je fais un truc tout carré, ça fera un peu comme un immeuble » et il l'a monté en maquette avec les mini-morceaux de bambou et les colson pour accrocher les bambous entre eux. Steve Robinson, ainsi que Georges Cuvillier, intervenaient ponctuellement pour évaluer la faisabilité technique de chaque proposition, pour dire si ça allait tenir ou pas. En fait il y a deux choses auxquelles il faut penser : la capacité de la structure à tenir et l'anticipation du montage.
Chaire ICiMa : D'où venait cette envie d'utiliser pour matériau principal le bambou ?
Cécile Yvinec : Dans la compagnie, certains faisaient partie de Bambucco, des spécialistes des structures monumentales en bambou. Ils avaient déjà expérimenté de mettre un trapèze sur une structure mais n'étaient jamais allés aussi loin que ce qu'on a fait. L'envie de cette structure venait donc d'un défi technique des constructeurs : celui de faire de la voltige sur une telle structure, de faire un truc énorme, démesuré. On voulait aussi quelque chose de naturel, que ce soit 100% bambou. Après pour ce qui est du spectacle en soi, on souhaitait s'éloigner du chemin que propose d'emblée la structure et ne pas aller vers un esthétique « nature ». On avait aussi envie que les personnages soient en contraste avec la structure pour ressortir. Ce n'est pas évident d'apparaître en tant que personne dans cette cathédrale car le champs visuel est très pris par la structure. Donc on a créé un imaginaire très urbain pour les personnages, avec des costards, des robes...
Jan Naets : On ne voulait pas partir sur un spectacle « oriental » juste parce qu'on utilisait du bambou.
Chaire ICiMa : Est-ce que le fait que le bambou dégage une certaine fragilité, par rapport à une structure en ferraille, faisait partie de l'imaginaire du spectacle ?
Jan Naets : C'est quelque chose qui est arrivé plus tard je crois. On a intégré cette notion là au fur et à mesure de la création : on a en effet de plus en plus utilisé la fragilité de la structure dans la mise en scène avec par exemple un bambou qui tombe ou un artiste qui coupe un morceau de la structure avec une scie. C'était présent dans la tête du public aussi - les gens se posaient la question de savoir si ça tenait - même si l'ensemble du spectacle n'était pas écrit autour de ça. Et en même temps, le type de bambou qu'on utilisait est surnommé « acier végétal » en Chine donc la contradiction était inscrite au sein même du matériau.
Cécile Yvinec : L'idée était de construire quelque chose d'à la fois monumental et très éphémère. On devait en effet faire des ajustements à chaque fois avec le bambou, changer des pièces. Ce qui était beau dans le spectacle c'est que la monumentalité se construisait via un travail de fourmis : le montage se faisait entièrement à la main, sans machine et sans outils électriques. On mettait un bambou après l'autre et on en mettait presque 400 en 4 jours. C'était émouvant de prendre le temps de monter un truc aussi énorme en étant peu nombreux – une dizaine de personnes, artistes et techniciens.
Chaire ICiMa : Combien y avait-il de temps de montage et de démontage ?
Cécile Yvinec : Quatre jours de montage et un jour, un jour et demi de démontage.
Chaire ICiMa : Vous considérez que le montage de la structure faisait partie du spectacle, comment cela se concrétisait-il ?
Cécile Yvinec : De fait, quand on s'installait quelque part, à moins d'être vraiment cachés de la circulation, il y avait toujours des gens qui s'arrêtaient pour regarder un peu de montage car c'était attirant. Du coup à un moment donné on a essayé de le prévoir dans la diffusion du spectacle : on voulait faire des actions culturelles pendant le montage, des ateliers de constructions de mini-structures, ce genre de choses. On l'a un peu fait mais on n'est jamais vraiment allé au bout de cette idée parce que les programmateurs ne nous achetaient jamais le « pack montage » qui comprenait le versant action culturelle.
Jan Naets : Mais en effet, le montage dans l'espace public d'une telle structure fait spectacle : les gens s'arrêtent, posent des questions, viennent nous rencontrer. Une scénographie comme ça fait sa propre publicité. Je trouve que c'était magnifique de pouvoir porter cette structure dans des endroits différents : en ville, en campagne, dans des parcs. Les dimensions de la structure changeaient complètement selon ce qui l'entourait et c'était très intéressant ! C'est un des seul spectacle aussi où on est parti en repérage avec une personne de la technique et une personne de l'artistique pour choisir ensemble comment on va poser cette structure, dans quel axe, dans quel sens. Si possible, on repérait plusieurs places dans la ville ou autour du théâtre pour choisir ensemble un lieu qui correspondait à la structure.
Cécile Yvinec : On réfléchissait en effet toujours beaucoup à l'endroit où on plaçait la structure, dans quel sens, avec quoi derrière, d'où on arrive. On faisait très attention au lieu où on était, peut-être plus que dans les autres spectacles, parce qu'on avait conscience que cette scénographie était vraiment la base de notre travail.
Chaire ICiMa : Vous avez pensé la structure en amont de la mise en scène ?
Cécile Yvinec : Oui, dans nos métiers on fait souvent ça car on a du mal à se projeter tant qu'on n'a pas la structure, tant qu'on ne l'expérimente pas physiquement. Par exemple sur le dernier spectacle, Hurt me tender, c'est la première fois qu'on a réussi à se projeter un peu avant d'avoir la structure. Dans BoO tout tourne autour de la structure, c'est vraiment le point de départ de la création. On a créé la structure et on s'est dit : « bon, qu'est-ce qu'on fait maintenant ? »
Chaire ICiMa : Y a-t-il eu des ajustements sur la structure ensuite ?
Cécile Yvinec : Oui, on l'a fait évoluer ensuite, d'autant qu'il est très facile de déplacer un bambou, de rajouter un étage. Et même après en tournée on continuait à ajuster certaines choses, c'était pas des énormes changements mais quand même, plus ça allait plus on se rendait compte qu'il fallait par exemple plutôt 1m qu'1m20 entre ces deux bambous là, ou alors on repérait des points de fragilité qu'on n'avait pas vus avant... Par ailleurs, au début on avait des bambous tout neufs mais en vieillissant ils devenaient beaucoup plus cassants, du coup on a du adapter beaucoup de choses en fonction de ça : il fallait par exemple en mettre deux au lieu d'un seul, ajouter un renfort, ce genre de choses. La structure est vraiment devenue notre outil. Comme c'était nous qui la montions en plus, on la perfectionnait au fur et à mesure. L'écriture du spectacle aussi a évolué au fur et à mesure : à un moment par exemple on a décidé qu'il fallait qu'un bambou tombe donc on a du adapter la structure pour cela.
Chaire ICiMa : Et quel était l'impact de la structure sur le mouvement ?
Cécile Yvinec : Pour ce qui est du moment de la voltige, il n'y avait pas vraiment d'impact car on a gardé des distances normales : pour la voltige on ne peut pas non plus faire n'importe quoi. Mais sur tout ce qui est circulation sur la structure c'était vraiment différent par rapport à une structure en ferraille comme on avait l'habitude. Le bambou ça glisse beaucoup et c'est plus gros que des petites barres de fer. Donc on a cherché de nouvelles manières de se déplacer, de monter en haut, on a aussi cherché des chaussures qui ne glissaient pas... Dans une des dernières scènes on remontait tous en haut de la structure pieds nus et je me rappelle qu'on avait un plan B si ça glissait trop : on disait « Plan B » et on remontait par l'échelle, parce que rien que l'humidité du soir, même sans pluie, c'était super glissant. Pour nous les voltigeurs la structure était toujours perçue différemment : les bambous pouvaient être bien souples un jour, craquer un autre, glisser à un autre moment à cause de l'humidité, c'était vraiment vivant comme matériau, ce n'était jamais pareil. D'autant que le montage ne se faisait pas au millimètre près donc il fallait se réadapter un peu à chaque fois. C'était très souple par rapport à une structure de voltige classique en métal. Pour ma part j'adorais faire de la voltige sur cette structure parce que j'avais beaucoup moins mal aux épaules.
Chaire ICiMa : D'où venait les bambous qui composaient la structure ?
Jan Naets : On a travaillé avec le même fournisseur que Bambouco, un fournisseur chinois qui s'appelle Eco Bambou Boots. C'est une personne qui savait ce qu'on allait en faire et ce qu'il nous fallait comme bambou. Il faut attendre sept ans pour que le bambou ait sa rigidité maximale. Dès sa première année, le bambou a sa taille et sa forme définitive, avec une grande embase et une longueur de 11 mètres mais il est plus comme une herbe que comme un arbre ou un tronc, du coup on ne peut pas s'en servir pour construire. Ca devient tout à fait faisable sept ans plus tard, quand ils sont récoltés. Même si le bambou continue à se transformer. C'est pourquoi on était obligés de racheter un nouveau container de bambous en Chine chaque saison pour refaire la structure, sinon on passait beaucoup trop de temps à trier les bambous selon leur état. Au fur et à mesure de l'année, comme il était exposé au soleil pendant nos spectacles, le bambou se craquait, se fissurait, il se dégradait - tranquillement ou rapidement selon les endroits - et à la fin de la saison ça devenait compliqué de trouver un bambou suffisamment résistant sur toute la longueur pour faire ce qu'on devait en faire. Les bambous qu'on ne pouvait plus utiliser pour le spectacle servent maintenant de gouttières dans des maisons, de toboggan pour des hamsters, de bordures de jardin... Beaucoup de gens venaient en récupérer ou en acheter à chaque fin de saison pour les recycler. Le bambou est en soi un matériau écologique, mais on n'a pas vraiment réussi à s'en servir de cette façon là à cause des contraintes d'usure. Ce serait intéressant de pouvoir faire la structure avec du bambou de France. Après économiquement c'est compliqué pour une compagnie de cirque d'avoir des camions qui ne polluent pas...
Chaire ICiMa : Au colloque au Cnac[1] vous aviez également parlé d'une sorte de frigo qui servait pour le stockage.
Jan Naets : Oui, on s'est demandé comment entretenir au mieux les bambous et on a eu l'idée d'une caisse frigorifique sans moteur, juste un semi-remorque plus ou moins étanche avec des parois épaisses. Au début on les avait stockés sous un genre de toile de chapiteau, dans un camion sous une bâche et les bambous en haut du tas cramaient, explosaient, séchaient énormément alors qu'une fois qu'on a commencé à les mettre dans la caisse-frigo il y avait une température plus chaude mais surtout plus humide. Les bambous recréaient leur Chine natale à l'intérieur de ce container. Et comme ça on arrivait à les garder plus longtemps. Après, une fois qu'on montait la structure, ils étaient quand même exposés à notre climat, ce qui n'étaient pas leur endroit favori.
Chaire ICiMa : Comment avez-vous établi la sécurité des agrès de cette structure ?
Jan Naets : C'était un sacré processus parce qu'en France on n'a pas trop l'habitude de voir le bambou comme un matériau de construction alors que dans certains pays, que ce soit en Asie ou en Amérique du Sud, c'est le cas. Donc ici il fallait convaincre certaines personnes et certains organismes du fait que le bambou est résistant. Pour le bois il existe des normes en France, mais rien pour le bambou. Nous avons donc proposé la structure sous le statut d'oeuvre d'art, c'est à dire une construction artistique et pas une structure dans laquelle on va recevoir du public. Et cela nous a permis d'avoir une liberté dans la construction. Avec l'expérience de Bambouco, on savait que la structure était résistante mais il fallait le prouver donc on a écrit tout une procédure de tests de mise en service, qui consistait à calculer le poids qui allait peser sur cette structure. Il s'agissait d'additionner le poids d'un artiste en voltige + le poids de son porteur + le poids de l'agrès + le poids de l'installation lumière. On double ou on triple ensuite ce poids - selon ce qu'on a utilisé comme mode de calcul - pour avoir une marge de sécurité, puis on suspend réellement le poids correspondant à cette marge de sécurité à la structure. Concrètement, à la fin du montage, à chaque fois, on faisait un test de mise en service avec le chariot élévateur de la compagnie qu'on accrochait pour pouvoir suspendre deux tonnes - ou une tonne selon l'endroit - sur la structure. On mesurait les déformations pour voir si ça correspondait aux limites possibles et acceptables et on pouvait ensuite faire notre certification de bon montage pour cette structure. Si on restait plus d'une journée on regardait chaque jour s'il y avait eu des dégradations. On a fait homologuer toute cette procédure par un bureau de contrôle qui a été présent lors de la première mise en service. Ils ont acté ce type de contrôle comme correct, normé, mais on était les seuls à pouvoir contrôler notre structure en fait. C'était une forme d'auto-contrôle vu que personne n'était capable de le faire étant donné qu'il s'agissait une configuration de structure inédite. Donc l'homologation c'était plus une histoire de tampons et d'administratif parce que ça rassurait les structures qui nous accueillaient qu'il y ait un bureau de contrôle quelque part avec des tampons dedans et qu'on ait mené une recherche là-dessus.
Chaire ICiMa : Tu parles des tests de résistance, y avait-il aussi des tests d'ignifugation ?
Jan Naets : On a fait des recherches sur la résistance du bambou au feu et c'était très aléatoire. Mais c'était à peu près équivalent au bois, donc ça convenait pour que la structure soit validée comme structure scénique en plein air, mais pas en tant qu'ERP (établissement recevant du public).
Chaire ICiMA : Une petite question sur Hurt me tender, votre spectacle actuellement en tournée, pour clore cet entretien : vous êtes passé à un format beaucoup moins monumental pour cette création. Pourquoi cette envie ?
Jan Naets : Une des raisons est que les temps de montage pour Epicyle et Boo étaient très longs. Les cinq jours de montage plus la contrainte météo c'est compliqué à faire comprendre aux programmateurs. On voulait une structure plus simple, plus légère et moins couteuse.
Cécile Yvinec : Pour Epicyle et BoO les spectacles partaient d'une structure et après on devait, nous les voltigeurs, nous adapter à celle-ci pour chercher des directions artistiquement. Pour Hurt me tender on a eu envie de se détacher de ça et de penser le spectacle avant la structure, parce qu'une structure, c'est à la fois inspirant et réducteur, une fois qu'on l'a on est un peu coincés dedans. Cette fois on voulait être plus libres, ne pas se laisser enfermer dans une structure typée, ce pourquoi on a pensé à une structure le plus simple possible pour la voltige. On voulait aussi faire oublier la structure pour partir sur quelque chose d'humain, on avait envie d'être au sol, d'être plus près des gens.
voir la vidéo du montage de la structure en cliquant sur ce lien.
Propos recueillis par Diane Moquet et Cyril Thomas
[1]Colloque international Agrès, scénographie, éco-conception, Cnac, Châlons-en-Champagne, novembre 2019.
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