Fanny Soriano
Propos recueillis par la chaire ICiMa
Chaire ICiMa : Pourrais-tu pour commencer par dire quelques mots sur ton parcours et ce qui t’a amenée à la scénographie ?
Fanny Soriano : Je voulais faire du cirque depuis mes dix ans. J’ai fait l’école de cirque de Rosny et le Cnac très jeune – je suis sortie de Châlons à vingt ans. Je me suis spécialisée en corde lisse en duo, avec Dirk Schambacher (aujourd’hui enseignant au Cnac). On s’est rapproché d’un travail de contact même si à cette époque on ne savait pas trop ce que c’était ; nous avons fait beaucoup d’improvisation et de création. Pendant le spectacle de sortie du Cnac, j’ai développé un travail en solo sur la corde, ce qui était assez nouveau pour l’époque. Ce travail était moins basé sur des figures dynamiques (on s’enroule, on se déroule) que sur un rapport dramaturgique à l’agrès : quelque chose de plus géométrique, notamment avec des marches. Ensuite j’ai surtout tourné avec de grosses compagnies : Cirque Plume, Cahin-Caha, Collectif AOC, Archaos… J’ai beaucoup été influencée par le mouvement de danse contemporaine américain, notamment la performance et la danse-contact, mais je n’ai pas travaillé avec des compagnies de danse – j’aurais bien aimé ! J’ai aussi monté mes propres projets, de plus petite dimension. Avec Laure Pique, de ma promotion, nous avons fait un projet avec Balagan, mélangeant musique des Balkans et cirque. J’ai monté ma compagnie avec Jules Beckman, mon compagnon, que j’ai rencontré par Cahin-Caha : il est performer multidisciplinaire, il vient de la musique et de la danse. Nous avons créé le spectacle Libertivore, ce qui a pris trois ans, et avons été Lauréats Jeunes Talents Cirque. Après, il était trop difficile de mener de front une compagnie, un couple, une vie de famille…nous avons arrêté de travailler ensemble. L’appétence pour la scénographie, elle, est née avec la branche, sur laquelle j’ai commencé à travailler avec la compagnie Cahin-Caha (Grimm, 2003). J’ai toujours inventé des agrès scénographiques, sur des principes assez simples : à la corde, j’avais travaillé avec un long bâton de trois mètres (que je n’ai jamais utilisé en spectacle). La corde est très bon agrès au niveau dramaturgique, là où un trapèze ou même un tissu restent très liés à l’imaginaire du cirque. Je n’ai pas envie de travailler sur des agrès qui ne renvoient qu’à cet imaginaire. Cela a donc commencé par l’envie de grimper sur des objets non dédiés au cirque : planches en bois, un lustre avec la compagnie Rouge Elea de Corinne Cella. Ce lustre est utilisé dans deux spectacles : je suis intervenue sur À la Poursuite du Vent (Corinne Cella et Laure Raoust), comme regard extérieur sur la partie duo aérien, puis nous avons créé le spectacle Ronde – je me suis blessée et n’ai pas fini la création, quelqu’un a repris mon rôle.
Chaire ICiMa : Dans toutes tes créations, l'agrès et la scénographie se fondent l’un dans l’autre. Écriture de l’espace, dimension esthétique de la structure, possibilités offertes par l’agrès : que conçois-tu en premier ? Tout est-il pensé ensemble ?
Fanny Soriano : C’est très différent selon les créations. Pour le spectacle de la compagnie Cahin-Caha autour des contes de Grimm, nous avons commencé par ramasser des branches, sans savoir ce qu’on allait en faire. Nous en avons suspendu quelques-unes… cela s’est fait au hasard, en cherchant. Sur le quatuor qui l’exploitait, nous sommes deux à avoir continué ce travail avec la branche : moi et Olivia Cubero (compagnie Retouramont). Le spectacle Hêtre (2013) et sa dramaturgie sont nés de la rencontre avec cette branche, pas de l’idée de faire un spectacle sur la solitude. Pour le parachute, c’était avec Balagan : nous n’avions pas d’argent et il y avait un parachute dans le décor. J’ai eu une idée avec un système de ficelles, pour faire de ce parachute comme une robe qui se rétracte. Nous n’avons pas eu le temps de l’exploiter dans le spectacle mais, en arrivant chez Cahin-Caha, je leur ai montré mon agrès. La grande robe entrait dans l’univers des contes : je l’accrochais en haut de ma corde et plus je descendais, plus elle était à ma taille. Maintenant l’agrès existe, je l’ai réutilisé avec Silva (2017) et il devait servir dans Fractales (2019). L’idée de Fractales était : des lentilles, une corde, le parachute et peut-être des branches. Le spectacle devait être un solo, mais ensuite j’ai eu des soucis de santé et n’ai pas pu le monter. Cependant, avant même ces soucis, je trouvais dommage d’être seule au plateau au vu du propos du spectacle, qui parle de l’interaction entre la nature et l’humain. Le rapport entre plusieurs humains était en jeu dans ce bouleversement. Le spectacle s’est ainsi transformé en quintet. J’avais pensé la scénographie avec une corde parce que c’était mon agrès, mais je voulais travailler avec Kamma Rosenberg (qui fait de la branche et est trapéziste à l’origine), Vincent Brière et Voleak Ung (qui font des portés), Nina Harper (en tissu), les personnes que j’ai auditionné faisaient d’autres agrès… la corde a sauté ! J’ai rencontré Oriane Bajard, ma chargée de diffusion. Elle a fait des études de scénographie et voulait arrêter la diffusion : je lui ai proposé de faire avec moi la scénographie de Fractales. Nous sommes allées une semaine dans la montagne, là où j’ai passé une grande partie de mon enfance et où sont apparus tous les prémisses de mes créations. On partait en balade. Depuis Hêtre, je ne peux pas me promener dans une forêt sans observer toutes les branches, chercher celles qui pourraient servir – j’ai trouvé des bois de cerfs dans les bois de cette façon. Nous avons vu un immense pin tombé, avec les racines à l’air. C’était si beau que je voulais le prendre pour le spectacle. J’ai une façon assez intuitive de faire les choses, je ne me pose pas la question de savoir : je cherche et si quelque chose me plait, j’y vais.
Chaire ICiMa : Est-ce de cette manière que tu es passée de Hêtre au spectacle Phasmes (2017) ?
Fanny Soriano : Il y a deux raisons. J’avais créé le solo Hêtre, d’environ vingt-cinq minutes. D’abord, je voulais un deuxième spectacle allant bien avec le premier, pour faire un diptyque d’une heure. Quand on a commencé à jouer Hêtre, il était programmé avec d’autres spectacles et j’avais envie d’avoir la maîtrise de cet assemblage. L’autre raison est que je voulais commencer à créer des spectacles en tant que chorégraphe-metteur en piste – Hêtre étant une reprise, ce n’était pas du tout le même processus. J’avais une idée assez claire de ce que je cherchais. Je voulais un duo et quelque chose de plus terrien, car un spectacle d’aérien avec mon style risquait de s’épuiser au bout de vingt-cinq minutes. Mon idée était de travailler autour du végétal, du minéral et de l’animal. J’avais déjà imaginé une dramaturgie : que les deux corps ne fassent qu’un puis s’ouvrent ; partir d’une chose, dans laquelle l’humanité arrive petit à petit. Je pensais qu’il y avait des choses à inventer entre la danse-contact et les portés – à ce moment-là, il y avait des recherches sur ce sujet mais peu par rapport au potentiel. J’ai cherché à travailler avec des danseurs mais je me suis vite rendue compte que je peux apporter des choses aux circassiens, pas aux danseurs. Hêtre est un spectacle très féminin, qui parle de féminité, et j’avais envie de travailler avec deux hommes acrobates pour contrecarrer cet esprit. Je n’ai pas trouvé de duo d’hommes déjà constitué mais en regardant les vidéos de Châlons, j’ai découvert Vincent et Voleak et les ai appelé. J’ai changé mes idées de départ et c’est très bien comme ça. En tant qu’interprète, je me suis vraiment amusée avec les contraintes qu’on me donnait. Il est difficile de faire tous les choix et ceux imposés par la vie ou le temps font partie du jeu, ils apportent une force. La scénographie de Phasmes, elle, est venue très tard. Au début je voulais un plateau nu. Vers la fin de la création, nous étions près d’un parc et j’y ai pris des feuilles pour avoir un support scénographique, qui devait rester très léger – j’ai ramené vingt-cinq sacs de feuilles. On a fait des tas, on a cherché petit à petit… avant que ce ne soit très pensé : fait-on un grand tas ? un petit cercle ? Maintenant il y a très peu de feuilles, mais c’est suffisant pour donner de la matière au sol, laisser des traces, faire du bruit, sans être le centre du spectacle. Il y a un équilibre à trouver dans la scénographie, pour se faire oublier tout en permettant de soutenir la pièce. L’envie restait de faire un spectacle très léger, focalisé sur les corps. De toute façon je n’avais ni le temps ni l’argent pour faire autrement.
Chaire ICiMa : Pour le spectacle Ether, tu parles de « corps-matière » et de « décor-organique ». Comment se manifeste cette déhiérarchisation entre corps, matière et décor sur le plateau ? Comment a-t-elle été pensée ?
Fanny Soriano : Pour moi l’agrès est un support mais pas uniquement, il devient un personnage et prend vie. Ensuite, il faut être à l’écoute. Ces choses ont une sorte d’« aura », au diapason de laquelle il faut se mettre : ne pas seulement agir dessus mais voir ce qu’elles induisent. Le travail avec les agrès de cirque (branche, racine) et même avec les lentilles au sol est de cet ordre-là. Ce qui est intéressant, c’est la superposition des corps et des matières : ils se mettent en valeur l’un l’autre. Je recherche cet équilibre. Pendant les improvisations, nous sommes très attentifs au sol par exemple. Dans Fractales, il y a un tissu au sol. Il n’est pas manipulé : le mouvement des interprètes le fait bouger et en même temps sa vie à lui implique le mouvement. La création d’Ether part du fameux parachute, que nous n’avons pas utilisé dans Fractales car nous avions déjà trop de matière, notamment avec la souche en aérien. En continuant d’explorer cet outil (le parachute), je me suis dit qu’il y avait un spectacle à faire pour cette scénographie-là : y passer du temps et lui donner sa chance. On a hésité à refaire complètement un nouveau parachute, mais on a finalement décidé de garder le même. C’est un outil à la fois simple et technique, à cause de toutes les ficelles. Il faut comprendre comment ça bouge pour pouvoir l’utiliser à sa juste valeur. Il est collé au plafond : on a un grill d’environ sept mètres de diamètre et des ficelles sont accrochées en cercle aux extrémités du grill pour le plafonner. Le grill lui-même est recouvert d’une housse noire, parce que les spectateurs doivent beaucoup regarder vers le haut. On ne voit ni les perches, ni les projecteurs, le haut est noir avec un trou au milieu : même le ciel et les cintres sont donc scénographiés. Il est important pour moi non pas seulement de peaufiner l’agrès, mais que les spectateurs puissent se plonger dans l’ambiance. Or un grill me ramène hors du spectacle. Mon travail est souvent constitué de petits détails, que parfois les gens trouvent superflus mais qui sont très importants pour moi. Le parachute évolue et descend tout au long du spectacle, tandis qu’un autre est au sol. Ils représentent deux planètes, mais peuvent renvoyer à beaucoup d’autre choses. C’est un point de départ, auquel je n’ai pas besoin de me rattacher coûte que coûte mais qui m’aide. À la fin du spectacle, le parachute du bas se fait aspirer. En se plaçant sous le tissu du bas comme sous une couverture, l’une des interprètes se fait aspirer également : on a rien vu mais elle a disparu. C’est techniquement un peu complexe mais ça fonctionne. Le tissu du bas se fait avaler par le tissu du haut, qui se fait lui-même engloutir. À la fin il n’y a plus rien : l’un après l’autre, les tissus se font happer. C’est un peu cataclysmique mais aussi très beau. La beauté des choses est là, même dans la fin du monde : un nuage de Tchernobyl est horrible mais est en même temps une forme organique magnifique. Je vois cela mais j’espère que d’autres gens vont y voir d’autres choses.
Chaire ICiMa : Le titre d’Ether renvoie au volatil et au vaporeux : comment l’air devient-il matière ?
Fanny Soriano : Je travaille beaucoup sur le volume. Il y a deux artistes sur le plateau : il s’agit du rapport à l’autre. L’important pour moi n’est pas ce qu’il se passe entre une personne et une autre, mais l’espace qu’il y a entre elles. On peut jouer là-dessus au niveau chorégraphique, mais c’est aussi une façon de travailler la scénographie. Je peux faire faire la même chose aux deux personnes, mais l’une dans un coin et l’autre tout en haut de la corde par exemple. On travaille sur tout le volume du plateau. Les parachutes sont aussi très légers, ils volent. Maintenant, nous arrivons à faire ce dont j’ai toujours rêvé : une sorte de méduse. D’un environnement assez stérile, comme une sorte de planète Mars, nous arrivons à des univers aquatiques grâce à quelque chose de très vaporeux. On a aussi commencé à travailler avec de la fumée, qui peut rendre l’air visible. Aussi bien la fumée froide que la fumée chaude (l’une monte, l’autre descend), pour faire une sorte de rivière. Arnaud Sauvage a travaillé avec nous sur la création : il a trouvé un moyen pour que la fumée soit froide tout de suite et coule au lieu de se transformer en brouillard. Je n’avais jamais utilisé de fumée avant ce projet. Le parachute ressemble aussi à un sablier, avec son trou au milieu, où on fait couler l’air et le temps. On travaille vraiment sur la scénographie de l’air, en passant par les objets, les corps, la fumée… Dans les improvisations chorégraphiques, je demande aux interprètes de déplacer l’air. Pour l’instant, nous en sommes aux premières pistes, nous n’avons pas la maîtrise de toute la technique. Les corps et ce qu’ils racontent restent le plus important pour moi et j’ai tendance à m’y consacrer très longtemps.
Chaire ICiMa : Comment les circassiennes avec lesquelles tu travailles sur Ether ont-elles apprivoisé le parachute et se sont faites apprivoisées par lui ? Comment se fait l’approche de cet objet ?
Fanny Soriano : On fait de l’improvisation, elles ont cherché des choses. La dramaturgie du spectacle fait qu’on ne peut utiliser qu’un dixième de ce qu’on a abordé. J’avoue que j’étais déjà bien avancée sur ce qu’on pouvait faire avec le parachute. Je leur montre ce que j’ai déjà exploré, et ensuite on essaie des choses : il y a des idées techniques qui ne fonctionnent pas, d’autres qui fonctionnent, il faut tester. On avance par rebonds d’idées. Pauline Barboux et Jeanne Ragu font partie des rares artistes qui travaillent en duo sur des toutes petites cordes. Elles sont vraiment parfaites pour cette création où il y a beaucoup de petites ficelles. Je ne voulais pas non plus un duo mixte, féminin/masculin. Il faut surtout préciser que dans leur propre duo, elles travaillaient aussi avec un parachute. C’est génial car elles maîtrisent déjà l’agrès, mais c’est également une situation délicate. Je ne vais pas voir leur travail pour ne pas être influencée et je pense que l’inverse se produit aussi. Il y avait la crainte que ce qu’elles font soit trop proche du projet, ce qui aurait pu constituer un frein pour oser monter le spectacle, mais non. Je me dis que les projets vont se soutenir l’un l’autre, s’apporter mutuellement.
Chaire ICiMa : Les interprètes intervient-elles dans le processus scénographique ?
Fanny Soriano : Je travaille en trio avec Oriane et Arnaud. Après, tout le monde donne bien sûr son avis. Je tranche à la fin car il est important que quelqu’un fasse un choix. La scénographie est faite pour les deux filles : même si j’ai des idées qui marchent très bien, si elles ne les sentent pas et ne peuvent pas se l’approprier, il faut l’abandonner. Ce sont elles qui jouent et doivent être inspirées donc elles ont évidemment leur mot à dire. Il s’agit d’une forme de séduction. Je ne veux pas leur imposer des choses – en trouvant le juste milieu et en insistant sur certaines choses. Chacun doit trouver sa place pour se sentir exister. Le tout est dirigé, avec une prise en compte de la parole de chacun.
Chaire ICiMa : Tes scénographies sont extrêmement visuelles, comme un roman-photo vivant. Réfléchis-tu en termes de visuel, fonctionnes-tu par éléments graphiques ?
Fanny Soriano : Je pense un spectacle comme un tableau vivant, je l’imagine visuellement et il forme un tout. Pour Fractales, le point de départ scénographique était l’utilisation d’éléments issus de la nature, des matières brutes plutôt que transformées. J’ai décidé que les éléments présents (éléments scénographiques et artistes) ne pouvaient pas sortir du plateau, l’idée étant de parler du changement permanent. Aller d’un endroit à un autre entre le début et la fin du spectacle, créer différents cycles : tous les éléments devaient être recyclés. Ce principe a définit la scénographie, car un élément que nous n’arrivions pas à recycler ou qui transformait le plateau en chaos ne pouvait pas fonctionner. Je ne voulais pas que nous partions d’un espace rangé, pour finir sur un monde en désordre. Nous sommes dans un monde en perpétuelle évolution : Fractales est un paysage en mouvement. Cela suit l’idée de la fractale, c’est-à-dire une chose qui se répète, et des saisons dont nous nous sommes inspirés. De manière plus générale, chacune de mes scénographies est pensée comme un tout. Quand je rêve un spectacle, je le rêve dans un environnement : une scène doit toujours se dérouler dans un espace. Un spectacle est une représentation du monde – ce qui, pour moi, se définit par rapport à endroit. Nous existons toujours quelque part et l’espace qui nous entoure est essentiel. Je pense de cette manière quand je définis la scène : je la mets dans un espace. Or je peux décider que cet espace est vide, c’est un parti pris. Rien, c’est déjà une scénographie. Il n’y a pas de règles : je ne suis pas obligée d’utiliser beaucoup d’éléments scénographiques dans chaque pièce, je peux changer. Le travail sur l’espace et la scénographie ne concerne pas seulement l’objet. Il se définit aussi par le regard : les artistes au plateau se positionnent par rapport à l’objet avec leur corps, selon ce qu’ils regardent et comment. Nous jouons dans des salles plus ou moins grandes, et je demande aux artistes d’investir l’espace entier avec leur regard et leur énergie. Dans un espace vaste, le changement au niveau de leur corps est visible : ils prennent de la place. Tous les éléments de la scénographie doivent aussi être justifiés par la place des personnes au plateau. J’essaye de ne pas tomber dans le piège de la succession d’effets scénographiques. Il faut parfois savoir renoncer à de très belles images, pour ne garder que ce qui est vraiment essentiel à l’ensemble du projet. Pour l’instant dans Ether, nous sommes donc très focalisés sur le travail chorégraphique et dramaturgique des corps. Je veux que l’effet scénographique ne soit là que s’il a le temps d’exister et que les corps ne servent pas à justifier la scénographie. Ensuite, la gestion de l’espace est très importante. On cherche une forme d’harmonie de l’ensemble, à trouver la dynamique des changements (l’harmonie peut aussi être de tout casser à certains moments). Il faut trouver le bon ajustement : bouger un élément de quelques centimètres peut parfois tout changer. À la fin de Fractales, une pluie de lentilles tombe sur Léo dans la pénombre. Le choix de l’endroit de cette pluie était très important pour moi : j’ai rendu le technicien fou en changeant d’emplacement six ou sept fois. Les choix ne sont pas faits à la légère. Au début je cherche, je ne sais pas où je vais, mais à un moment je sais ce qu’il faut. Tant que je ne le sais pas, je continue de chercher.
Chaire ICiMa : L’espace dont tu parles est-il toujours situé à l’intérieur du théâtre ? Le penses-tu toujours en lien avec le plateau de théâtre ?
Fanny Soriano : Pas forcément, Hêtre et Phasmes jouent également en extérieur. L’idée est de ne pas simplement transposer en extérieur le spectacle en salle. Hêtre joue sous un arbre : il faut choisir le bon arbre et que l’interprète, au cours du spectacle, lui passe parfois le relais. La branche vit grâce à son regard. Je demande aussi à l’interprète de sentir le vent et ainsi elle s’inscrit dans un espace plus vaste que celui de sa seule branche. Le spectateur aussi sent alors le vent, la pluie, l’arbre… De même pour Phasmes, nous voulons que le public puisse voir la beauté du paysage qui l’entoure. Il est très important de travailler sur cet imaginaire, que ce soit en salle ou en espace public.
Chaire ICiMa : De manière plus large, comment définirais-tu ta scénographie pour le cirque ?
Fanny Soriano : Le cirque est ma famille. Dans une promotion d’école, on a son agrès mais on voit tous ceux des autres donc j’ai une bonne connaissance de ce qu’est un circassien et de ce qu’il peut faire en termes de dramaturgie. De cette connaissance et de mes propres envies de spectacles, naît la scénographie. Le parachute est un agrès avec une dramaturgie incroyable, mais seul un circassien peut s’en emparer : on ne peut pas le confier à un danseur. J’aime créer des choses qui vont déplacer le cirque vers l’endroit où il est le plus apte à amener une dramaturgie. Je crée des agrès pour des circassiens mais aussi pour un projet dramaturgique.
Chaire ICiMa : Tes scénographies font-elles partie de ta signature, en tant que metteuse en piste ?
Fanny Soriano : Je pense qu’elles font partie intégrante de ma démarche, mais elles correspondent à des choix faits au fur et à mesure. Je n’ai pas de méthode, je n’ai pas vu beaucoup de gens travailler : je fais comme je le sens. J’ai certainement une façon de travailler, mais sans l’avoir complètement analysée. Les fougères de Fractales par exemple sont arrivées par hasard. J’étais avec Oriane dans la montagne, je voulais ramener des branches mais la souche occupait déjà toute la place dans la voiture. Les fougères sont une plante emblématique des fractales, il y en avait plein autour de nous et nous en avons ramassé le dernier jour avant de partir en les emballant dans du papier journal. Je les ai même oubliées dans mon garage, avant de retomber dessus et de les ressortir aussitôt. J’aime ce côté où on fait des choix importants sans s’en rendre compte. On a des intuitions mais on se fait surprendre – ce n’est pas toujours le cas mais ça arrive. Dans tous mes spectacles se retrouve également l’idée de métamorphose permanente, où les choses découlent les unes des autres. C’est ma façon d’écrire, mais je n’aime pas le mot signature. Je n’ai pas envie d’être enfermée dans un style. Pour l’instant je fonctionne de cette façon, mais ma démarche va elle-même se métamorphoser – peut-être vais-je me tourner vers le travail de texte ou vers un travail avec des cassures nettes ? J’espère que ma signature ne sera pas quelque chose de définissable. Définir, c’est aller contre l’organique qui évolue sans cesse. Ma signature serait plutôt liée au fait de m’inscrire dans le monde, de me représenter dans un monde. Celui-ci peut être vide ou rempli d’éléments : la scénographie est très importante, mais je ne cherche pas à faire des démonstrations d’effets scénographiques à tout prix.
Démarche artistique Libertivore
Ma démarche artistique commence par la reconnaissance de mon ignorance et de mon impuissance, non pas comme un fait réducteur mais comme une révélation libératrice, qui donne accès à tous les possibles. Libérée de l’objectif du contrôle et de la réussite, je cultive la fascination du vivant, de ce qui m’émeut.
J’aime ne pas vouloir tout expliquer, ne pas pouvoir tout expliquer. Observer les corps en mouvement comme on observerait la nature changeante, insaisissable. Observer les artistes et tenter de comprendre l’essentiel de leur virtuosité corporelle, mais aussi de leur humanité dans ce qu’elle a à la fois d’unique et d’universelle. Une sorte de concentré d’humanité.
Je suis fascinée par l’incroyable capacité qu’ont les corps à se métamorphoser, passer d’un état organique à un corps social. En créant des situations où le mouvement, le son, la scénographie s’harmonisent, j’invite les spectateurs à un voyage dans leur inconscient, parlant directement à leur corps plutôt qu’à leur tête.
Je veux oser l’optimisme, trouver l’espoir dans le chaos. Chercher la beauté même quand tout semble désespéré. Revendiquer la beauté comme un geste de résistance. Je ne me sens jamais aussi vivante que quand je me sens fragile, mortelle. C’est pour cette raison que le cirque a une place essentielle dans ma vie et mes créations.
La base de l’entraînement d’un acrobate est d’apprivoiser la peur, de s’approcher le plus possible de cette frontière ténue entre la vie et la mort. Se tenir au bord du gouffre, se suspendre dans le vide, confier sa vie à quelqu’un. À cet endroit de la vie on ne peut pas tricher. Une vibration particulière se dégage, laissant surgir une beauté brute, primale, fondatrice, qui réveille quelque chose d’enfoui en chacun de nous.
Fanny Soriano (février 2020)
Publié dans Entretiens