Fred Gérard

FRED GÉRARD

Propos recueillis par Diane Moquet et Cyril Thomas

 

Chaire ICiMa : Quel a été ton parcours dans le cirque ?

Fred Gérard : J'ai découvert les arts du cirque au Cnac en 1984 : durant un entretien avec Michel Almon pour m'occuper éventuellement du département vidéo dans ce centre qui se construisait… j'ai vu des futurs profs faire du trapèze volant dans le cirque historique et j'ai su à cet instant ce que je voulais faire : je passe donc des forages pétroliers aux arts du cirque. En 1985 j’effectue un stage chez Zingaro puis j’intègre le Cnac où j’obtiendrai plus tard un D.M.A. Je suis approché comme trapéziste en 1989 par le Cirque du Soleil pour le spectacle Nouvelle Expérience. Mais à la suite d’une mauvaise blessure le plan change et je deviens assistant metteur en scène de Franco Dragone et ensuite directeur artistique de ce spectacle. En 1991 je participe à la tournée Européenne Métal Clown d’Archaos en tant que directeur technique. Dès cette période, j'ai constaté un manque évident : s’il y avait de plus en plus d'écoles « acrobatique’ », aucun lieux ou filière pour former « les techniciens de cirque » n’existait encore (et n’existe toujours pas). Je participe ensuite au Cirque du Soleil aux créations de Mystère et Alegría en tant que spécialiste acrobatique puis je prends la responsabilité de chef accrocheur pour l’installation des nouveaux studios du Cirque du Soleil à Montréal. J’interviens ensuite à titre de Concepteur de matériel et gréments acrobatiques sur les créations de OVO (2009), Amaluna (2012), Crystal (2017) et AXEL (2019). En 1993, j’écris la première formation en « Accrochage d’Agrès Acrobatiques ». Parallèlement, je crée avec Michel Almon et Andrée-Jo Milot la compagnie « Nickel Chrome » dans le but d'accompagner divers projets artistiques. De 2000 à 2010, j’ai contribué depuis sa création au développement du Festival « Janvier dans les Étoiles » à la Seyne-sur-Mer en tant que « Compagnon circassien », encore avec Michel Almon… En 2013, je fonde la compagnie québécoise « La Lune est là… ». J’accompagne depuis de manière artistique, technique ou pédagogique de nombreuses compagnies circassiennes. Je suis revenu au Cnac de 2013 à 2015 comme directeur technique en charge du projet de l’extension de ses nouveaux locaux (La Marnaise). En 2019, je rejoins le CRITAC à l’E.N.C de Montréal (Centre de recherche, d’innovation et de transfert en arts du cirque de l’École nationale de cirque) à titre de chercheur/concepteur d’agrès et d’environnements de performance.

« Circographie, pistographie, acrographie et chapiteaugraphie » sont à mon sens des notions de créativité circassiennes basiques, qui devraient être essentielles à l’apprentissage, à l’évolution.

 

Chaire ICiMa : Quelle serait ta définition du métier de concepteur acrobatique ?

Fred Gérard : La conception de matériel acrobatique est au cirque ce que la haute couture est au prêt-à-porter. Du temps, du peaufinage, de la création, de la réflexion et un budget et un échéancier conséquent.

Historiquement cette reconnaissance nominative date de peu, au Cirque du Soleil tous les concepteurs (tous départements confondus) avaient des droits d'auteur (ou droits de suite) : du directeur/directrice de création au metteur(se) en scène en passant par les maquilleurs/maquilleuses, chorégraphes, accessoiristes, concepteur(trice) lumière, il y avait même un concepteur son dès les années 1990. Tous avaient des droits de suite, sauf les « Spécialistes acrobatique », alors qu’ils inventaient du matériel, des agrès, en gros : des actes. On s’investissait dans un processus de création ; long et complexe. En 1994, au moment où se créait Mystère et Alegría, (c’est-à-dire de grosses productions aux budgets conséquents) on s'est organisé pour être aussi reconnu comme concepteur. Et depuis, les deux métiers – qui œuvrent souvent en binôme – existent : le concepteur en performance acrobatique et le concepteur de matériel acrobatique.

C’est aussi dans ces années-là, qu’en Russie des concepteurs de matériel acrobatique et de numéro aérien originaux se font entendre (Golovko, Andrei Lev, Stankeev…).

Je n’ai pas connaissance de trace de concepteur de matériel acrobatique dans le cirque traditionnel, il y a eu pourtant des œuvres originales et gigantesques, mais aucun nom affilié à ces créations.

 

Chaire ICiMa : Pourquoi ce métier a-t-il disparu ? Les personnes qui construisaient le matériel avant étaient-elles officiellement constructeur.trice.s ou s'agissait-il de personnes qui faisaient cela en parallèle d'une autre activité ?

Fred Gérard : 1) Il est clair que dans le cirque traditionnel c’était une fonction, exercée au sein du cercle familial ou amical. Pour répondre aux demandes ultra-spécifiques, les « petits secrets » et les trucs de fabrication se passaient de bouche à oreille : Tata Lili cousait les protections sur les cordes du trapèze (fabriqué par Tonton Hernie) le soir dans leur caravane. C’est une image d’Épinal, mais elle me plait…

Au Cnac, nous avons eu la chance d'avoir Mr Ernie Clennell : au début il n’y avait pas d'atelier, Mr Clennell était « the » concierge et pour le matériel il nous a tout expliqué sur tout. Le Cnac s’est ensuite doté d’un petit atelier, tenu par Maitre Clennell ; il y a fabriqué pour la première promotion : le vélo de Jean-Paul Lefèvre (sans guidon ni selle), le trapèze Washington (motorisé SVP) de Mathieu Seclet, la roue allemande de Hyacinthe Reisch (technique ressuscitée), la structure de corde tendue de Johann Le Guillerm (déjà un hommage au Jultagi traditionnel Coréen…), la structure de trapèze volant des Aériens, le matériel de funambule de Didier Paquette… Sa philosophie de construction était simple : « on doit être original, on reste pratiquo-pratique (montage-transport), on dépense le moins possible et on construit pour que ça dure ! » : s'il faut un morceau de ferraille il faut essayer de le récupérer, il y allait à l'économie, dans le non-gâchis et dans la durabilité. Par la suite Ernie a fabriqué le fameux « Camion-trapèze »…

Maintenant Lili et Ernie ne font plus les coutures pour les trapèzes ! Aujourd'hui, si la technique du matelotage existe toujours, elle se fait rare pour son adaptation spécifique à la création d’agrès de cirque : c'est une connaissance rare, proche de l’artisanat, il y a en France très peu de personnes qui excellent dans le domaine. Au Québec où la demande en matériel est plus importante, le marché permet une certaine concurrence loyale et nombreuse. On m'appelle d'ailleurs au Québec depuis l’Europe pour faire fabriquer certains agrès acrobatiques.

2) Il n’y a pas eu de tuilage ou de passation de savoirs entre la dernière génération de « techniciens de Cirque » et les nouvelles générations, certains savoir-faire se sont égarés, on va les retrouver ou les réinventer mais cela demande plus de temps. S’il existe de nombreuses écoles de formation de cirque, c’est par dose homéopathique que l’on compte les formations spécifiques de « techniciens de cirque » et encore moins pour les concepteurs en matériel…

3) Ce métier est rare aussi parce qu'il n'y a pas un besoin énorme, il n’y a pas beaucoup de demande – et le matériel fabriqué est utilisable de nombreuses années. Ce n'est pas un métier rétribué à sa juste valeur, peu de personnes sont prêtent à en payer le véritable coût. Quelqu'un comme Ernie Clennell ne comptabilise pas toutes ses heures : il m’a avoué que s’il comptait tout son temps supplémentaire à fignoler son ouvrage, les gens ne pourraient jamais se l’offrir, il facture donc toujours avec une réduction. Le coût du travail n'est pas reconnu.

Le matériel acrobatique n’est pas cher, il est coûteux, c’est différent.

 

Chaire ICiMa : La formation que tu avais créée en 1993 à Montréal avait-elle pour objectif de pallier le manque de reconnaissance de ce métier ?

Fred Gérard : Oui tout à fait. Déjà avec d’autres amis directeurs techniques nous regardions l’avenir avec inquiétude, le nombre de compagnies de cirque grandissait et les créations de spectacle se multipliaient. Mais la volonté d’avoir une formation permanente en place dans une école de cirque n’as jamais fonctionné, et le manque de « techniciens circassiens » (agrès, chapiteaux) compétents s’est toujours fait sentir.

De plus les bons techniciens de ce type sont souvent appelés à d’autres tâches plus captivantes (chargés de projet, assistants en création…) et donc on retourne à la case départ…

De plus nous parlons d’un métier qui n’est pas reconnu : si le métier d’accrocheur scénique existe (théâtre, cinéma, tournées…) celui d’accrocheur d’agrès acrobatiques, qui est d’une spécificité extrême et d’un enjeu de sécurité accrue n’a aucune reconnaissance.

Cependant il existe un diplôme pour les « Monteurs de chapiteaux », instauré par l’Ecole d’Annie Fratellini dans les années 1980…

 

Chaire ICiMa : Et à quoi est dû ce manque de reconnaissance pour ce métier en particulier ?

Fred Gérard : C'est très compliqué, les enjeux sont nombreux : tant aux niveaux des R.H (reconnaissance d’un nouveau métier spécifique avec de grandes responsabilités) que des ressources techniques (utilisation de matériel aux normes, normes ou inexistante ou diverses : sportives, industrielles, sauvetage…). Barbara Appert-Raulin fait un travail énorme au Cnac pour la formation de technicien de cirque. Nous avançons dans un parcours du combattant depuis 2004. Patience et longueur de temps…

 

Chaire ICiMa : À l'inverse, est-ce que d'après toi les circassiens devraient davantage être formés à la technique ?

Fred Gérard : C’est évident, un minimum. Ce n'est pas forcément utile d'ennuyer un jongleur avec des questions de sécurité et de résistance des matériaux, mais cependant, il est primordial pour quelqu'un qui commence à faire de l’aérien de savoir installer son matériel, du moins de savoir contrôler son installation. Idem pour les fildeféristes, les funambules et/ou slacklineurs(neuses) : pour eux, il serait intéressant d'avoir une petite formation pour comprendre les enjeux techniques et de sécurité. Idem pour les encadrants, ça dépend de la volumétrie des lieux. Si tu as cinq mètres de plafond dans une école de loisir, la jonglerie et l’acrobatie au sol seront les principales disciplines et donc les enjeux techniques sont moindres, mais si le bâtiment fait dix mètres de hauteur et que tu peux y faire de l’aérien, il est évident que les professeurs et/ou les techniciens devraient avoir une formation spécialisée.

 

Chaire ICiMa : Parallèlement à ton activité de concepteur de matériel acrobatique, tu travailles justement sur l'aménagement des lieux de pratique des arts du cirque. Tu as par exemple chapeauté l'extension des locaux du Cnac et tu travailles aussi à l'ENC sur la question des environnements de performance. Quels sont les éléments fondamentaux à prendre en compte dans ce type de lieux ?

Fred Gérard : Le Critac est sur l’écriture d’un programme d’aménagement et d’entretien des infrastructures et des équipements spécialisés en cirque (sous-titre : Vers une certification des espaces). La DGCA a sorti il y a deux ans un document nommé « Aménagement d'un lieu de pratique en arts du cirque ». J'ai fait partie du comité de rédaction de ce document. Le résultat est intéressant dans sa forme, mais moins dans son contenu. Le squelette du sommaire est très bien fait, toutes les questions sont posées, mais ce sont les réponses sur la spécificité cirque qui font défaut. Les enjeux cités plus haut comme les spécificités des ressources humaines et techniques dans les arts du cirque ont été survolés : pas de plans, pas de chiffres, pas de calculs de force, pas de données simples et claires. Dans l’ouvrage que nous sommes en train de rédiger nous essayons de nous appliquer à donner plus d’exemples et à être plus concrets tout en restant ludiques. On fonctionne avec une fiche pour chaque discipline, avec : le matériel nécessaire, la volumétrie (l'espace nécessaire par élève), le niveau de compétence (technique) conseillé des encadrants, les budgets impliqués, l'entreposage, les forces appliquées, les matelas conseillés…. On s'est basé sur deux modèles : le code de la route et les livres de cuisine, pour que ce soit très pratique, clair et explicatif.

 

Conception et fabrication de chaises d'équilibre pour Victor Levoshuk (C)Fred Gerard, courtesy de l'auteur

Chaire ICiMa : Comment ton expérience de trapéziste t'a-t-elle permis de concevoir des agrès différemment ?

Fred Gérard : Le fait d'avoir été acrobate (même pas très longtemps) me permet de comprendre ce dont les gens ont besoin pour aller au-delà de la performance, oublier le matériel pour être totalement dans le jeu. Cela m'a permis d'être en consonnance avec les artistes et de saisir ce qu’ils ou elles veulent et le traduire techniquement au mieux. On est face à des demandes d’une précision singulière, personnelles, je travaille avec des gens qui se sont entrainés de manière répétitive, obsessive voir compulsive de très nombreuses années, pour amener leur numéro et leur technique à un point d’excellence rare. Par exemple j’ai travaillé sur du matériel de jonglerie avec Viktor Kee, il fallait que toutes ses balles fassent le même poids au grain de sable près ! On a travaillé sur sa machine qui lâchait ses balles en hauteur, mais l’appareil ne devait pas donner une rotation aux balles, ne serait-ce que légèrement, sinon il ne pouvait pas les contrôler correctement. Pour la plupart des gens, la demande de Viktor était une demande exagérée, alors que pour moi c’était un but technique à atteindre pour être à son niveau de jonglerie et d’art. Je le comprenais complètement, je voyais ce qu'il voulait. Quand la technique et l’artistique sont au rendez-vous, le succès n’est pas loin… Dernièrement, j'ai travaillé sur la fabrication de six chaises d'équilibre avec un artiste russe, Victor Levoshuk, la précision de fabrication devait se faire au même niveau que sa technique d’équilibre, ni plus ni moins, un équilibre parfait…

 

Chaire ICiMa : Comment se passe le processus de création avec les artistes : y a-t-il par exemple un dialogue qui se met en place dès le début sur les enjeux de conception ?

Fred Gérard :Une idée écrite avec une date devient un objectif, un objectif décomposé en plusieurs étapes et un budget devient un projet, un projet soutenu par des actions devient une réalité.

Les deux choses essentielles qui sont nécessaires sont : un échéancier et un budget ; ensuite c’est de la passion : quinze heures de travail par jour (François Truffaut) et le reste c’est de la sueur (Pierrot Bidon)…

Après ça, les choses s'étirent dans le temps : tu peux travailler de trois semaines à deux ans sur un projet. Le temps idéal pour une création, c'est toujours trois semaines de plus, et le bon budget c’est 15% de plus… Et c’est bien sûr le contact et le dialogue avec le(s) artiste(s) impliqué(e)s qui est la clé de voute de la réussite du projet.

 

Conception et fabrication de chaises d'équilibre pour Victor Levoshuk (c) Fred Gérard, courtesy de l'auteur

 

Chaire ICiMa : Pour revenir sur le projet que tu évoquais avec une table et des chaises : quels sont les matériaux que tu as utilisés ?

Fred Gérard : J’ai opté pour des raisons de poids pour de l'aluminium brossé pour la table et les chaises (sans vernis ni peinture), du contreplaqué vissé donc sans colle pour le dossier et la table et de l’acier pour les calles d’équilibre. La demande était que ce numéro devait tourner dix ans, il n’était pas destiné à un seul spectacle mais à faire aussi de l’évènementiel. C'est vrai que maintenant, comme pas mal de confrères, je pense davantage aux enjeux écologiques. Pour ce genre de conception c’est assez facile d’utiliser des matériaux qui non seulement durent dans le temps mais se recyclent facilement au bout de dix ans...

 

Chaire ICiMa : Et au début de ta carrière, dans les années 1980, y avait-il un intérêt pour les questions écologiques dans ce domaine ?

Fred Gérard : Non, ce n'était pas de l'écologie dans le cirque. Quand on parlait d’éco-conception c'était de l'éco(nomie)-conception : rien ne se jetait, tout se transformait. Comme au temps de nos grands-parents : les gens ne parlaient pas d'écologie au siècle dernier mais jamais ils ne jetaient que le strict nécessaire. Il y avait donc dans le cirque la volonté de ne pas faire de gâchis, de ne pas jeter. La toile de chapiteau qui mourrait était découpée puis recousue pour fabriquer des housses pour les camions, ou des abris « tempo ». Au cirque Knie, Rolf Knie a récupéré toutes les vielles toiles de chapiteaux pour en faire ses supports de peinture. Certains cirques ont fabriqué aussi des souvenirs (sacs à dos, portefeuilles…) avec leurs vieilles toiles aussi. Au cirque du Soleil le décor d’Alegría (Le Dôme) a été fabriqué en partie avec le décor de Nouvelle expérience (spectacle de 1990-1991). Les gens de cirque n'étaient pas des gros consommateurs : 90% du matériel acrobatique se faisait avec de l'acier et les circassien(ne)s essayaient de garder leur matériel acrobatique toute leur carrière. Un ou une artiste qui s'habituait à son agrès n'avait pas envie d'en changer tous les ans : il y a un contact qui s'établit avec le matériel, des appuis instinctifs dus à la réactivité du matériel qui se mettent en place au fil des ans. Le matériel pouvait même se passer parfois de génération en génération. Il y avait donc un souci de durabilité (autre que l’éco-sensibilisation) très important pour ces raisons : économique, d’habitude acrobatique mais aussi de logistique, car il est très difficile – quand on voyage à travers le monde – de trouver des fabricants de matériel acrobatique…

 

Chaire ICiMa : Dans les années 1980, vous travailliez avec quels types de cordes par exemple ?

Fred Gérard : J’étais à peine né ! Il y avait le chanvre pour les chapiteaux (qu’il fallait tendre par temps de pluie et relâcher par temps ensoleillé !), le polypropylène (pas cher) mais qui brûlait les mains quand on le travaillait. Le coton était utilisé pour les agrès – pas comme corde de résistance mais comme corde de protection – pour avoir un certain confort de travail, le coton protège le câble d'acier, qui était très utilisé pour des raisons de sécurité et de tranquillité (le câble ne se coupait pas facilement…). Pour le matériel acrobatique les métaux et le bois étaient utilisés. Dans les années 1990, les gens du cirque traditionnel nous regardaient du coin de l’œil, nous les jeunes, qui arrivions avec nos nouvelles techniques venues de l’escalade, du parachutisme, du nautisme. Ils ne faisaient confiance qu'au câble d'acier, ils avaient leurs techniques d'accrochage avec des câbles d'acier, ils faisaient des nœuds avec, cette technique assez particulière fonctionnait bien et a duré longtemps. Mais comme dans toute corporation de métiers, les habitudes quelquefois sont dures à changer. Donc à cette époque il y avait une préférence pour le câble d’acier.

 

Chaire ICiMa : Quel est le matériau le plus surprenant que tu as été amené à utiliser ?

Fred Gérard : Au niveau du matériel acrobatique on reste vraiment à 90% sur de l'acier, de l'aluminium, en somme des métaux presque renouvelables à 100%, et un peu de bois. Pour les protections, on utilise un peu de mousse, un peu de tissu. Pour le levage des personnes, maintenant on utilise beaucoup les dernières technologies de cordes. C’est surtout dans les accessoires, les costumes et la lumière que j’ai vu beaucoup de nouveaux matériaux utilisés. Mais je peux évoquer la création du Cirque du Soleil pour « O ». On utilisait de l'acier inoxydable pour beaucoup d'appareils, et un scotch utilisé dans l’aéronautique pour protéger les pales d'hélicoptère. C'est un scotch (tape) transparent avec une adhérence exceptionnelle, même lorsqu’il est humide. On en mettait partout ! On avait trouvé ça à Las Vegas : on échangeait des rouleaux contre des places de spectacle, comme au cirque traditionnel ! Maintenant un rouleau vaut à peu près trois cents dollars donc ce n’est pas coûteux : c’est cher ! On a aussi essayé d'aller vers les matériaux composites, la fibre de carbone, ce genre de choses nouvelles et attrayantes. Or il y a beaucoup moins de contrôles de bris, de résistance que les métaux. Il y a eu quelques cas d'accidents graves avec des mâts oscillants notamment. On connait les particularités physiques et mécaniques de l'acier et de l'aluminium, donc on peut calculer par ingénierie ce dont on a besoin de façon très précise. Alors que sur les matériaux composites il n'y a pas ces données de cycle, et en plus il n'y a pas de signes annonciateurs avant les ruptures. Personnellement, je laisse ces nouveaux matériaux chers (pas coûteux, chers !) à la Formule 1 et aux courses de voile, qui ont d'autres normes de sécurité et d'autres budgets : ce n’est pas fait, à mon sens, pour les arts du cirque.

 

Chaire ICiMa : Quelle est la production sur laquelle tu as travaillé qui était la plus énergivore ?

Fred Gérard : Je vais commencer avec une anecdote : Il y avait un numéro de clown qui faisait partie du spectacle Alegría du Cirque du Soleil, créé en 1994. Un des clowns (Mr Slava Polounine) arrivait sur la piste puis voyait un morceau de papier toilette au sol : il hurlait et un véritable ménage en crescendo commençait, au bout de deux minutes, des dizaines de personnes avec des balais nettoyaient la scène, et des dizaines de rouleaux de papier toilette se déroulaient dans les airs, lancés ou poussés par des ventilateurs. Ça ressemblait un peu, dans l’esprit, au spectacle Catastrophe de Litsedei[1]. Ça partait dans tous les sens dans la salle, visuellement et comiquement ce numéro fonctionnait. Mais quand le spectacle est arrivé à San Francisco, le Cirque du Soleil a reçu quelques lettres désapprobatrices demandant ce que le Cirque du Solail faisait du papier toilette après, etc. Ce numéro a été supprimé au bout d’une semaine, pour des raisons de plaintes (normales) écologiques. C’était en 1994, à l'époque le Cirque du Soleil n’était qu’un spectacle sous un chapiteau, ce n'était pas encore une grosse machine et il y avait de l'écoute pour ce genre de problèmes sensibles.

 

Chaire ICiMa : En rapport avec l’actualité et ce qui arrive en ce moment au Cirque du Soleil à cause de la crise sanitaire et économique : ont-ils conservé ou mis en vente leur matériel ?

Fred Gérard : Ils ont dû libérer, pour des questions de coûts, un des deux entrepôts d'environ dix mille mètres carré qu'ils avaient à Montréal. L’un était consacré à la technique et les chapiteaux avec camions et remorques, et dans l’autre étaient conservés des costumes, des tissus, et tout le matériel technique et scénographique qui servait aux événements spéciaux. Ils ont vidé cet entrepôt-là, ils ont récupéré tout ce qu'ils pouvaient récupérer, l’ont mis dans des remorques qu'ils ont stationnées au siège social à Montréal. Ils ont contacté ensuite une compagnie spécialisée dans le recyclage de matériel de spectacle, Écoscéno, un Récup-scène québécois… Cette compagnie avait la charge de revendre une grande partie du matériel à des gens de la communauté cirque. Donc pour l'instant rien n'est vraiment jeté, Écoscéno a d’ailleurs tous les chiffres de ce recyclage[2].

 

Chaire ICiMa : Quel est le spectacle qui t'a demandé le plus de réflexion en termes de matériaux ?

Fred Gérard : C’était pour un évènementiel ! Le show pour l’entreprise Solvay en Belgique[3]. J’ai proposé de remplacer le câble du funambule par de la corde synthétique. J'ai travaillé avec Mister Jade Kindar-Martin : je suis allé chez lui avec soixante mètres de corde sur ma moto ! Soixante mètres de câble c'est très lourd et très bruyant pour être démonté pendant un spectacle. C’est pourquoi on a eu envie de mettre une corde. C’étaient les premiers tests du genre – aujourd'hui Tatiana Mosio-Bongonga le fait avec son super technicien Jan Naets. Jade devait traverser le chapiteau, donc quarante-cinq mètres, et sans cavaletti. Par ailleurs, ce spectacle a été le plus énergivore sur lequel j'ai travaillé, c’était un « gros » événementiel. Un chapiteau de cinquante mètres autoportant (sans mâts à l’intérieur) a été fabriqué pour l’occasion et a servi seulement pour dix représentations... Stocké quelques temps, il a fini à la poubelle. C’est assez écœurant de jeter autant de matériel et d'avoir jeté un chapiteau aussi « jeune ». Cela dit, le directeur de production a appelé le Cnac quand les commanditaires du show ont voulu se débarrasser de tout le matériel scénique qui avait été mis dans un entrepôt : le Cnac a récupéré quatre semi-remorques de matériel utile. Les rois du récup ! C’est comme neuf comme on disait à Archaos !

 

Chaire ICiMa : Quelles seraient tes recommandations pour un cirque plus éco-responsable ?

Fred Gérard : Je ne pense pas que ce soit la fabrication du matériel acrobatique qui laisse une lourde empreinte. Utiliser des matériaux facilement recyclables ou transformables sont des conseils basiques, mais comme relevé pendant le colloque : les transports, l’air conditionné l’été et le chauffage l’hiver tant pour le chapiteau que pour le village sont là les enjeux énergivores… Et là ce n’est pas mon domaine, je ne serais pas un bon donneur de conseils. Pour ce qui est de l’air conditionné certains lieux l’interdisent : la TOHU à Montréal par exemple s’abstient d’air conditionné dans les chapiteaux.

 

   
Le Cyrk Klotz à la Seyne-sur-Mer 2005, (c) Fred Gérard, courtesy de l'auteur                 
Le Cyrk Klotz à la Seyne-sur-Mer 2005, (c) Fred Gérard, courtesy de l'auteur
                        

 

Il y a aussi une logique de la récupération. Dans le cirque traditionnel, quand une compagnie quittait un terrain, on emportait tout ce qu’on avait apporté. Allez, une anecdote fantastique : le Cirque Klotz[4] par exemple fonctionnait d’une manière « éco »-conçue : ils auraient refusé les aides financières officielles du Ministère, (je plaisante), mais ils récupéraient tout ce qu’ils trouvaient sur leurs routes… Du rat’s chapiteau en somme. L’esthétique qui en résultait sur le visuel en était l’essence même, donnant une atmosphère extraordinaire non seulement au chapiteau mais aussi au spectacle et à sa narration. Un matin à la Seyne-sur-Mer, la toile de tour de leur chapiteau (qui était peinte), a lâché sous un coup de vent. J’ai demandé à Pierrot Bidon s’il en avait une en stock : il en avait une, mais trop grande pour le chapiteau des Klotz, peu importe, m’ont-ils dit, on fera des plis ! Nous l’avons installée et elle a tenu tout le Festival de la Seyne.

 

 

[1] La compagnie Litsedei, issue d’Union Soviétique, monte des spectacle de clowns et a fait l’ouverture du Festival international du mime de Périgueux en 1991 avec son spectacle Catastrophe, véritable événement de rue : des pneus brûlent et une énorme quantité de mousse de savon est déversée, dans laquelle le public peut s’avancer. L’ambiance est aussi délirante que bon enfant.

[2] https://ecosceno.org/

[3] À l’occasion de ses 150 ans, l’entreprise belge Solvay commande un spectacle : Odyseo (direction de production : Yvon Van Lancker).

[4] La compagnie Cyrk Klotz & Co a été créée par Titoune. Bonaventure Gacon et Titoune y montent un duo acrobatique.

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