Oriane Bajard - scénographe
Entretien avec Oriane Bajard
Propos recueillis par Diane Moquet et Cyril Thomas
Chaire ICiMa : Quel est le parcours qui t’a menée vers la scénographie ?
Oriane Bajard : J’ai étudié l’art à l’école d’art d’Orléans en design, puis je me suis spécialisée en design d’espace et j’ai eu envie d’aller vers la scénographie. Je me suis donc orientée vers l’école d’art de Monaco, le Pavillon Bosio, qui dispose d’une spécialité scénographie et travaille en partenariat avec les Ballets de Monte Carlo par exemple. Après cela, je me suis installée à Marseille où j’ai commencé diverses collaborations en scénographie de spectacle tout en développant un travail artistique plus personnel, principalement tourné vers l’installation. Aujourd’hui j’oscille entre ces deux activités.
Chaire ICiMa : Comment as-tu été amenée à travailler avec la compagnie Libertivore ?
Oriane Bajard : Avec Fanny Soriano, la créatrice de la compagnie, on s’est rencontrées parce qu’elle cherchait une chargée de diffusion. A ce moment, je terminais l’école des Beaux-Arts et je découvrais son travail qui esthétiquement me parlait beaucoup. On avait de nombreux points de convergence. Au bout d’un moment j’ai arrêté de faire la diffusion et Fanny m’a proposé de travailler avec elle sur la scénographie de Fractales. On s’est donc retrouvées mais sur un autre champ.
Chaire ICiMa : Pourrais-tu décrire la scénographie de ce spectacle ?
Oriane Bajard : C’est une scénographie très évolutive, il s’agit d’une succession de tableaux avec des matières en perpétuelle transformation. Au premier abord, on voit beaucoup de tissus, notamment un grand cercle de tissu, et une grande voile qui s’élève vers le ciel. Il y a quelque chose d’assez plat mais on perçoit tout de suite qu’il va y avoir de l’aérien avec ce grand tissu qui se déroule et la souche d’arbre suspendu en ballant à jardin, dans un équilibre assez instable. De nombreuses matières vont ensuite intervenir au fil du spectacle, vont se mélanger, se transformer avec le mouvement des circassiens et garder des traces des corps, toujours dans quelque chose de très organique.
Chaire ICiMa : Comment avez-vous trouvé les matériaux qui composent cette scénographie et qu’est-ce qui a présidé à ces choix ?
Oriane Bajard : Il y avait des matériaux que Fanny avait déjà utilisés : elle avait commencé un travail autour de ce spectacle il y a plusieurs années, il était alors pensé comme un solo. On a donc commencé par exploiter des matières qu’elle avait commencé à utiliser, notamment les lentilles corail, une matière fluide qui jonche le sol et qui vient se déverser du plafond. Cette matière marque l’identité du spectacle, on savait tout de suite que ça allait être un élément important. Ensuite il y a la souche, qui est également un élément emblématique du spectacle. On l’a trouvée lors d’un glanage en forêt au cours d’une résidence, au tout début du processus. On explorait, et en cherchant tout et rien en même temps on est tombées sur cette souche d’arbre. Ça a été une trouvaille miraculeuse, même si on cherchait quelque chose de cet ordre-là, une sorte de sculpture naturelle qu’on pourrait transformer. Il y a également du liège dans le spectacle, une matière fluide et naturelle qui vient se mélanger aux lentilles corail sur le sol. Ce qui nous attirait dans ce matériau était plus sa couleur et sa légèreté. Globalement, il y a donc beaucoup d’éléments naturels, le coton qu’on l’utilise l’est également.
Chaire ICiMa : Quel a été le processus de transformation que tu évoques à partir de ces matières naturelles ?
Oriane Bajard : Dans cette scénographie tout est agrès, toute la scénographie est confrontée au corps et à la physicalité. Il a donc fallu trouver des compromis, s’adapter et transformer des choses pour que les objets deviennent praticables. Il ne s’agit pas d’agrès conventionnels donc on n’a pas d’emblée la certitude qu’un artiste puisse tenir sur une souche d’arbre par exemple, ce n’est pas « conforme », il n’y a pas de tampon qui dit « c’est bon » (rire) donc il a fallu transformer ces choses-là. La souche est un agrès aérien pour deux artistes dans le spectacle, donc il fallait qu’elle soit assez solide. On a fait appel à Arnaud Sauvage pour cela, qui a ajouté des éléments en métal pour soutenir certaines branches. Il a également fallu épurer la souche, sans dénaturer l’âme de l’objet. Celui-ci a en effet une vraie force parce qu’il est brut et naturel, c’est une forme qu’on ne pourrait pas créer même si on essayait. Le processus oscillait entre des contraintes de sécurité, un besoin physique de circulation sur l’agrès et une recherche esthétique pour conserver l’âme de l’objet. On a un peu sacralisé cette souche dès le départ, il ne fallait pas trop la heurter, pas trop l’abimer car c’est une matière fragile. C’est intéressant car ça rejoint le propos du spectacle, qui parle de relation entre l’homme et la nature, d’harmonie et de conflit. Finalement, à l’intérieur de la création on a été confrontés aux mêmes questions vis-à-vis de cet objet qui représente toute la force de la nature.
Chaire ICiMa : Quelles ont été les contraintes pour l’accrochage ?
Oriane Bajard : C’est vraiment la technique qui s’est occupé du système d’accroche. Il y a eu une collaboration entre la mise en scène, la technique et la scénographie car tout se rejoint. Souvent c’était une sorte de triangle entre Fanny, la technique et moi : on discutait de tout ça mais c’était vraiment les techniciens qui étaient garants de l’accroche.
Chaire ICiMa : A quel moment du processus de création es-tu intervenue et quels allers/retours y a-t-il eu entre le plateau et l’atelier ?
Oriane Bajard : Au départ c’est Fanny qui est venue avec des idées qu’elle avait depuis un moment. Je suis ensuite intervenue. Nos nouvelles idées communes sont venues s’ajouter à ça. On avait beaucoup d’idées, beaucoup trop (rire) ! Donc on a mis pas mal de temps à tester, c’était un processus très expérimental. On a exploré les potentialités de chaque matière pour voir visuellement ce que ça pouvait donner et assez rapidement il a fallu que les acrobates nous fassent des retours directs et expérimentent à échelle 1 la matière pour qu’on se rende compte du potentiel et qu’eux puissent dire ce qui est possible ou pas. Le corps est tout le temps mis en jeu dans la scénographie donc c’était essentiel qu’ils soient tout le temps là. Par exemple, les lentilles c’est une matière parfaite au sol mais pour les acrobates, ça a été une contrainte forte parce que ça glisse beaucoup, idem pour le tissu. On leur a donné un terrain de jeu pas du tout évident ! Ils sont intervenus assez tôt dans le processus, à chaque fois ils donnaient leur avis sur les matières. Un exemple intéressant à évoquer à ce sujet est celui des fougères qui interviennent à un moment du spectacle. On se disait avec Fanny que c’était un bel objet mais on ne savait pas vraiment comme l’utiliser : ce sont les interprètes qui ont tout de suite trouvé le potentiel de ces fougères en s’en saisissant. Pour ce qui est de la souche, ils sont montés dessus très rapidement, ce qui a permis de voir ce qu’il était possible de faire avec et ce qu’il fallait retirer à cet objet. Pour le long tissu en coton, c’est Nina Harper qui grimpe dessus. C’est un tissu assez épais qu’elle n’a pas l’habitude d’utiliser, elle a donc dû apprivoiser ce nouveau matériau. Ça n’a pas été facile car ce n’est pas son agrès habituel mais cela lui a permis de faire des choses qu’elle n’a pas l’habitude de faire. Elle s’est adaptée à la matière qu’on lui donnait et en même temps on ajustait l’agrès de jour en jour en fonction des pratiques qu’elle inventait. Je venais par exemple rétrécir la longueur du lé de tissu pour que ce soit le plus confortable possible pour elle, c’était beaucoup d’allers-retours de ce type. C’est intéressant de trouver des nouvelles contraintes pour les interprètes avec la scénographie et les matières mais il ne faut pas non plus les mettre trop en difficulté.
Chaire ICiMa : Ce rapport à la matière que tu décris est-il d’après toi plus intense au cirque, par rapport au théâtre ou à la danse par exemple ? Quels sont les différences que tu perçois entre ces différents arts en termes de processus de création scénographique ?
Oriane Bajard : Je n’ai pas eu énormément d’expériences en théâtre et je ne suis pas non plus intervenue au même moment de la création. Pour Fractales je suis intervenue très tôt, dès le départ. Mes expériences au théâtre étaient plus de l’ordre de la conception de décor. Il y a beaucoup moins de corporalité, c’est très différent. Les difficultés sont différentes aussi parce que les comédiens de théâtre sont moins habitués à manipuler des matières, donc tout est plus compliqué. Les circassiens ne sont pas du tout bridés à ce niveau-là. La danse se rapproche plus du cirque sur ce point.
Chaire ICiMa : Fractales avait-il été pensé pour un dispositif circulaire ou frontal ?
Oriane Bajard :Au départ frontal, mais avec l’idée de pouvoir être joué en circulaire. Dès le départ on s’était dit que le plateau allait être circulaire – on a déjà ce grand cercle au sol qui fait 10 mètres de diamètre. Lorsque le spectacle a été joué en configuration semi-circulaire, l’équipe a fait des résidences d’adaptation de quelques jours. D’emblée on était dans des questions de cercle, de courbe et d’organicité donc ça découlait assez naturellement. Mais même si on créait en frontal, on avait en ligne de mire l’idée que ça puisse être visible sous plusieurs angles.
Chaire ICiMa : Est-ce que l’aérien change la façon d’aborder une scénographie ? Comment as-tu envisagé la verticalité et l’espace des hauteurs qu’amène le cirque et plus particulièrement l’aérien ?
Oriane Bajard : Penser l’espace avec cette troisième dimension, qui est en effet très présente dans le cirque, était assez nouveau pour moi et très intéressant. L’aérien génère aussi beaucoup plus de liens avec la technique car sans eux on est un peu bloqués dès qu’il y a une manipulation ou un changement à faire. Donc ça a aussi été une découverte de tout ce champs-là, de tout ce qu’il se passe au-dessus de la piste. Dès qu’on veut tester quelque chose à échelle 1 c’est très compliqué, tout prend du temps : ça nous amène aussi à travailler avec la maquette, qui a vraiment son utilité dans ce processus-là. Je le constate également dans la création du nouveau spectacle de Libertivore, qui s’appelle Ether : on utilise des parachutes, tout est en suspension, il y a des systèmes de manipulation avec des fils, des systèmes de petites poulies avec énormément de points d’accroches, de drisses, un peu comme une marionnette géante. La maquette fait 2 mètres de diamètre (au lieu de 9 mètres à échelle 1) donc c’est beaucoup plus facile de modifier un passage de drisse ou une poulie. On avance du coup beaucoup plus vite, on a une vision d’ensemble tout de suite, c’est moins fatigant et on a une action plus directe.
Chaire ICiMa : Utilises-tu d’autres outils pour élaborer une scénographie ?
Oriane Bajard : Le tout premier outil c’est le dessin rapide, l’esquisse, qui vient donner des indications sur des éléments scéniques, sur certains mouvements aussi. Par ailleurs, j’aime beaucoup travailler à la manière d’un story-board : je créé une succession de vignettes qui viennent créer un déroulé scénographique. En créant des vignettes indépendantes on peut, un peu à la manière d’un jeu, venir raconter une histoire, organiser différents tableaux, déplacer les vignettes pour créer différents schémas. Ce qui m’intéresse aussi, c’est que ça devient un objet de communication avec l’équipe, ça nous permet de parler de la même chose avec les mêmes outils, ce qui n’est pas facile au début car on imagine chacun des choses différentes avec nos propres outils. Le story board, chacun peut s’en emparer et raconter quelque chose avec, puis les mots viennent en complémentarité. On créé d’ailleurs un vocabulaire propre au spectacle, voire propre à une équipe quand on nomme les éléments du spectacle. Dans Fractales par exemple, il y a quatre couches de tissus les unes sur les autres. Au bout d’un moment pour savoir de quelle couche on parlait et éviter la confusion (car tous les tissus étaient blancs et assez similaires) on a fini par donner des noms à ces bouts de tissus et c’était assez incompréhensible pour des gens extérieurs à la création : une couche s’appelait par exemple « le fromage », une autre « le pain » (rire). C’est un vocabulaire qui nait collectivement. Notre vocabulaire était aussi lié à la nature, à l’animalité ou à des émotions. Ça aide à ne pas oublier l’essence : quand les choses évoluent on se rattache aux noms.
Chaire ICiMa : La lumière, dans Fractales, semble être un élément qui fait espace, avec beaucoup de jeux d’ombres liés à la scénographie. Y a-t-il eu une collaboration avec le créateur lumière ?
Oriane Bajard : Tout à fait. Cyril Leclerc qui a fait la lumière du spectacle est venu plusieurs fois aux résidences, surtout à la fin. Il suivait néanmoins de près les matières qu’on utilisait, nous étions en dialogue là-dessus. De notre côté, la souche amenait un lien avec la lumière, elle s’ancre par la lumière et prend de l’ampleur par l’ombre qu’elle créé : les ombres reportées de racines sont particulièrement inspirantes. La lumière est également importante pour les tissus, ce sont des matières qu’on a envie d’animer par la lumière. Pour Ether, c’est encore Cyril qui va faire la lumière et là aussi il y a un gros potentiel car les grands parachutes blancs créé des effets de transparences très intéressants.
Chaire ICiMa : Une question plus technique : comment était stockée la scénographie de Fractales ?
Oriane Bajard : Pour le stockage, la scénographie reste toujours dans le camion qui est dédié à Fractales. Il n’y a donc pas de chargement / déchargement entre les spectacles. Les matières naturelles sont assez périssables quand elles sont mal entreposées. Les lentilles corail par exemple sont stockées dans des caisses en plastiques et restent dans le camion. Pour le tissu il faudrait qu’on refasse des sacs qui conservent à l’abri de l’humidité parce que le coton peut vite s’abimer. Et la souche reste aussi dans le camion, j’espère qu’elle va bien (rire) ! Tout reste en place parce que c’est un petit mic-mac pour le rangement, d’autant que la souche a une grosse envergure dans le transport.
Chaire ICiMa : Pour finir, j’aimerais évoquer avec toi ce que tu nommes l’ « objet partenaire scénique », que tu as créé pour un projet personnel intitulé L’éphémère, pourrais-tu le décrire ?
Oriane Bajard : Il s’agit d’une grande voile avec une dizaine de manches cousues à l’intérieur. Il y a également un arceau de tente quechua « 2 secondes » du coup l’objet est refermé à la base et vient se déployer de manière assez brutale. Le mouvement du corps de la personne qui le pratique vient se répercuter dans cette voile alors que les arceaux génèrent une certaine inertie. Au bout d’un moment, on a l’impression qu’on ne contrôle plus tellement l’objet, il vit de lui-même et ses mouvements viennent influencer le corps et le contraindre parfois. Il y a tout ce jeu-là qui s’est mis en place. L’objet est assez grand donc on se perd aussi dans le tissu, à n’en plus trouver la sortie. Il est à la fois accueillant et angoissant.
Chaire ICiMa : Le conçois-tu comme une sorte de costume-agrès ?
Oriane Bajard : Je l’ai en effet réalisé en pensant à une sorte de costume, mais sans trop savoir par qui il allait être porté. Puis je l’ai montré et ça a intéressé la chorégraphe Laurence Marthouret. Les danseurs ont ce rapport de proximité avec les matières, les costumes, les tissus. Il y a tout de suite eu un lien entre le mouvement du corps et l’objet. Celui-ci est venu se placer comme partenaire. A tel point que Laurence l’a surnommé Arthur ! J’ai créé cet objet avant de découvrir le domaine du cirque, mais ça aurait été particulièrement intéressant de l’explorer avec des circassiens !
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