Véronique Fermé

VÉRONIQUE FERMÉ

Propos recueillis par Diane Moquet et Cyril Thomas

 

Chaire ICiMa : Pourrais-tu nous raconter ton parcours ?

Véronique Fermé : Je suis arrivée au festival d’art lyrique d’Aix-en-Provence en 2012, à l’époque où le festival avait entamé sa démarche environnementale et notamment l’étude de ses impacts via un bilan carbone. À l’origine, je suis issue du sport : j’ai travaillé dans le marketing sportif et des associations de commerçants. Ensuite, comme le sujet du développement durable m’intéressait et que j’avais travaillé dans l’événementiel, j’ai voulu me spécialiser dans le domaine de la responsabilité des événements : j’ai donc été formée au bilan carbone et à d’autres méthodes. Le festival d’Aix m’a appelée au moment d’achever son bilan. Pendant cinq ans, j’y ai été chargée de mission développement durable à plein temps. Depuis 2017, je suis aussi la coordinatrice des festivals éco-responsables et solidaires en région Sud, qui comprend seize festivals dont celui d’Aix-en-Provence. Je continue à travailler pour ce dernier, sur leur démarche RSE et leurs projets d’éco-conception. RSE signifie Responsabilité Sociale ou Sociétale des Entreprises. On dit aussi RSO pour les organisations, et nous rentrons plutôt dans ce cadre. Il existe une norme, l’ISO 26 000 (qui n’est pas certifiante), qui explique ce que c’est et comment on a pu adapter la notion de développement durable aux entreprises. À la différence du développement durable qui a trois piliers (économique, social et environnemental), il y a sept questions centrales : elles regroupent la gouvernance de l’organisation, les questions sur l’environnement, les relations avec les consommateurs, la loyauté des pratiques, l’ancrage territorial, les droits de l’homme et les droits du travail. La RSE est un sujet dont on parle de plus en plus, même plus que du développement durable, parce que c’est adapté au fonctionnement d’une entreprise – nous, nous l’avons adapté au fonctionnement d’une entreprise culturelle.

Chaire ICiMa : Concrètement, comment fait-on un bilan carbone ? Quels sont les outils, que mesure-t-on et comment ?

Véronique Fermé : C’est un processus assez long, qu’on fait généralement avec un cabinet extérieur. On va étudier tous les flux qui rentrent dans la structure, à savoir : mesurer l’énergie utilisée ; calculer les kilomètres effectués en avion, train et voiture ; vérifier la chaleur émise ; voir quelles sont les matières premières utilisées et quel est leur impact environnemental. Sont aussi pris en compte tous les achats et les déchets. Souvent, le bilan se fait à partir de l’étude des factures. C’est donc plus facile pour une petite structure que pour une grosse structure. Ensuite, un tableur permet de transformer tout cela en émissions de CO2. Le problème du bilan carbone est d’être monocritère : il ne calcule que les émissions de CO2. C’est pour ça que l’énergie a souvent un très faible impact, car en France notre énergie vient essentiellement du nucléaire et ne produit pas de CO2. Souvent, le bilan carbone représente un coût important pour un résultat qui n’est pas toujours exploitable. Nous, nous utilisons plutôt d’autres outils de calcul. On garde ceux concernant les déplacements mais on en rajoute d’autres pour les achats, qui nous permettent de calculer nos déchets – puisque tout ce qui rentre doit sortir. L’idée est de partir d’une année zéro, pour tenter d’avoir réduit (nos déchets ou nos déplacements) de tant de pourcents en année trois, avec des outils moins compliqués à utiliser.

Chaire ICiMa : Après le bilan carbone, par quoi a commencé le travail d’éco-conception au festival d’Aix-en-Provence ?

Véronique Fermé : Les chiffres du bilan carbone étaient semblables à ceux que l’on connaît déjà. L’important n’est pas tant le volume d’émissions global que les proportions de chaque poste, et 80% des émissions étaient dues aux déplacements. Cela se retrouve dans toutes les manifestations, qu’elles soient culturelles, sportives ou économiques : le déplacement a l’impact le plus fort, souvent entre 70 et 80%. Qu’il s’agisse d’ailleurs des déplacements du public, de l’équipe en interne, des artistes, des tournées… Or la marge de manœuvre à ce niveau est quand même assez faible. Pour un festival de musiques actuelles, les publics utilisent plus facilement le covoiturage voire les transports en commun. Un festival qui dure trois jours et se situe en plein centre-ville de Marseille peut aussi obtenir des prolongations de lignes, en sachant qu’elles vont être utilisées par les jeunes qui ont des cartes d’abonnement et n’ont pas les moyens d’avoir leur propre voiture. Au festival d’Aix, nous avons un public particulier qui aime avoir son propre véhicule et la difficulté est que le festival dure un mois, avec des soirées se terminant à une heure du matin. Nous avons réfléchit à des solutions pour nos propres déplacements (en interne), en faisant des formations à l’éco-conduite, en utilisant des voitures électriques, en faisant des partenariats avec des concessionnaires et en choisissant des transporteurs qui prouvaient leur responsabilité et formaient à l’éco-conduite. Quand on a fait le bilan carbone, on a travaillé sur une stratégie avec une centaine de pistes d’actions. Nous nous sommes alors demandé sur quel domaine de notre activité nous pouvions avoir le plus de maîtrise, de A jusqu’à Z. On a étudié l’énergie qu’on utilisait, pour redimensionner nos contrats et réfléchir au matériel. Mais là où nous nous sommes vraiment rendus compte que nous avions un impact, c’est que nous sommes aussi producteurs et concepteurs de spectacles. Dans ce cadre, nous construisons nos décors : on a des ateliers à une dizaine de kilomètres au nord d’Aix, de 3 000 mètres carré. L’impact se situe dans les déchets que l’on génère. Cela représente peut-être 0,02% dans les bilans carbone, alors que nous avons jusqu’à quarante-cinq tonnes de déchets, hors déchets des festivaliers (bouteilles plastiques ou autre). Gérer un tel volume de déchets coûte assez cher. On s’est d’abord interrogé sur le tri. Au lieu d’avoir une seule benne tout venant, on a fait des bennes différenciées bois, métal, cartons, plastique et on est arrivé à faire des économies de coût de traitement de déchets allant jusqu’à 20%. Mais il restait tout un travail à faire sur la réduction des déchets. On s’est alors penché sur cette notion d’éco-conception, en se demandant comment font les entreprises industrielles : comment travaillent-elles ? Cette réflexion, nous avons pu la mener avec un consultant, le Pôle Eco Design, qui est plutôt un spécialiste du mobilier urbain et a une démarche liée à l’éco-conception et à l’économie circulaire. On l’a d’abord interrogé pour savoir de quoi il s’agissait. Peu de temps après, il y a eu un appel à projet de l’Ademe (Agence de la transition écologique) et de la région PACA sur la réduction des déchets, auquel on a répondu. On pensait que notre dossier ne serait pas accepté puisque nous n’étions pas une entreprise mais une association, du monde de la culture, mais finalement il l’a été. C’était en 2014 : à partir de ce moment-là nous avons pu avoir les fonds pour être accompagnés par le Pôle Eco Design et avoir une réflexion globale sur la conception des décors. Nous avons renouvelé le financement en 2017 et maintenant on arrive en fin de cycle.

Chaire ICiMa : Votre réflexion prend-t-elle aussi en compte le choix des matériaux utilisés dans la construction des décors ?

Véronique Fermé : On a travaillé sur le cycle de vie d’un décor, selon le principe de l’économie circulaire (par opposition à l’économie linéaire). Dans l’économie linéaire, j’extrais des matières premières, je les transforme, je les distribue donc je les transporte, je les utilise et je les jette. Dans l’économie circulaire, tous les éléments du produit reviennent dans le circuit en fin de vie et peuvent redevenir des matières premières. On s’est demandé : quelles sont les matières que l’on utilise, d’où viennent-elles, comment sont-elles extraites, qui sont les fournisseurs (locaux ou non), existe-t-il des alternatives écologiques, pourra-t-on les réutiliser ou les recycler ? Concernant la fabrication, on parle de process de construction : est-ce qu’on peut réduire les chutes, désassembler les matières pour pouvoir les réutiliser ? Quand du polystyrène est collé sur un châssis de bois, le châssis est inutilisable par la suite. Quelle quantité d’eau et d’énergie est nécessaire pour fabriquer, qu’est-ce qu’on rejette dans l’atmosphère et quels sont les risques pour la santé des constructeurs ? Ensuite se pose la question de la distribution. Pour nous ce sont les tournées ou bien comment on amène le décor d’un lieu de fabrication à un lieu de production : moyens de transport utilisés, carburant, nombre de camion et optimisation de ce nombre. Peut-on avoir des zones tampons lors des tournées, qui peuvent servir aussi bien de lieux de stockage des décors que de lieux de réparations éventuels, plutôt que de les ramener à Aix-en-Provence entre chaque date ? Sur l’utilisation des décors, les problèmes sont combien de temps et de personnes sont nécessaires pour le montage et le démontage, et comment éviter l’usure des décors (nous avons souvent eu des décors qui revenaient à l’atelier pour réparation). Quelles matières seront les plus durables possibles ? On a aussi entamé une réflexion sur la fin de vie des décors : au bout de trois à cinq ans de tournée nous les récupérons. Nous ne les gardons pas, comme le fait l’Opéra de Lyon avec des containers, donc nous devons les déstocker tous les ans. Ce qui ne peut pas être réutilisé va à l’enfouissement. L’année dernière, trois décors partaient en déstockage et tout a été réutilisé. Nous avons travaillé avec notre réseau en région pour que les éléments soient récupérés (en faisant attention aux droits d’auteur, il ne fallait pas que cela soit reconnaissable). Pour ce qui n’a pas pu être donné, nous avons fait appel à un prestataire, l’association Déconnexion, qui a démantelé les décors et les a mis à la disposition de centres sociaux ou de mairies pour des événements comme des fêtes médiévales. Le principe est d’arriver à ça : soit on réutilise soit d’autres réutilisent. Il s’agit de donner une seconde vie à nos décors : ils peuvent même servir à décorer un restaurant, une salle de réception ou un salon professionnel. En ce moment, nous travaillons avec une plateforme de déconstruction du bâtiment. Nous nous sommes rendus compte que nous pouvions aller voir ce qu’ils avaient à proposer : plancher, portes, lumières… On l’a utilisé d’abord pour acheter des matières premières, mais ensuite aussi pour céder nos décors. Nous sommes en train de monter ce projet avec d’autres structures culturelles, entre autres le Mucem, des théâtres, des opéras, des salons d’art, ou encore Plus belle la vie. Dans cette réflexion sur le cycle de vie des décors, il a aussi fallu faire des tests sur les matériaux parce qu’on a malheureusement l’habitude d’utiliser beaucoup de polystyrène dans nos métiers. C’est un matériaux très léger et facilement sculptable, utilisé pour des structures monumentales ou pour de tout petits inserts dans des châssis bois. Peut-on le remplacer ? La temporalité du festival est la suivante : on reçoit les maquettes un an à un an et demi avant le spectacle, et on conçoit les décors à partir de quatre à six mois avant. Il y a donc toute une période pendant laquelle nous avons la possibilité de faire des tests. On en a fait sur du liège compressé, qui nous a permis d’avoir parfois des décors avec 0% de polystyrène, dont Carmen en 2017 où tous les éléments étaient réutilisables. On a toujours des difficultés pour de petits inserts qui demandent une finesse dans la sculpture, par exemple sur des chapeaux de colonnades où il faut quelque chose d’assez ciselé. On y a été confronté dans Alcina, pour une corniche au-dessus d’une porte. Mais au lieu de coller cette corniche en polystyrène sur le châssis, on l’a collée sur un fin contre-plaqué, que l’on a vissé sur le châssis et que l’on pouvait donc détacher. Si on est obligé de jeter le décor, il va pouvoir être recyclé parce que la partie non-recyclable s’enlève. C’est pour cela que l’on réfléchit sur les process de fabrication et pas uniquement sur les matières.

Chaire ICiMa : Qu’en est-il des programmes distribués lors du festival ?

Véronique Fermé : On publie un programme général et un programme spécifique par production. Ils sont distribués gratuitement. Dans un premier temps, nous avons compté le nombre de programmes jetés en fin de festival pour ajuster le nombre d’impression et avons donc déjà beaucoup réduit. Ensuite, à la sortie de chaque salle, nous proposons une borne de recyclage pour déposer le programme que certains ne veulent pas garder (si deux personnes viennent ensemble et prennent un programme chacune, si la personne a déjà un programme chez elle et n’en n’a donc pas besoin…). Soit les programmes sont abimés et nous les recyclons, soit ils ne le sont pas et nous les redistribuons. Nous travaillons avec une entreprise d’insertion qui récupère nos programmes et nous fournit des certificats de recyclage. Maintenant, il faudrait réfléchir sur le grammage et le nombre de pages, mais ce sont aussi des supports de communication pour nos partenaires donc il est difficile de supprimer complètement ces papiers. Pour nos publics, il s’agit aussi d’un souvenir qu’ils gardent, avec des photographies et des images.

Chaire ICiMa : Sur quels spectacles tu as travaillé en éco-conception depuis ton arrivée ?

Véronique Fermé : Le premier était donc Alcina en 2015, où nous avons travaillé uniquement sur fibre de bois, liège et pâte à papier. La même année il y avait L’enlèvement au sérail, avec une dune de sable conçue en partie en polystyrène mais où nous avons réduit de 30% le volume de polystyrène en mettant des praticables sous la dune ; nous avions collé dessus de la toile de jute avec des granules de liège teintées de manière végétale (teinte du bois), que nous avons réussi à retirer. Le polystyrène propre se recycle mais il faut qu’il n’y ait rien dessus. Il faut encore que l’on travaille sur la colle utilisée, c’est un peu compliqué. En 2016 le décor de Così fan tutte était recyclable à 98,2% (il y avait encore un peu de polystyrène). Cette année, on a travaillé sur Le Coq d’or (un opéra russe) avec non pas une dune mais une colline, qui est entièrement en bois. Mais depuis 2015, toutes nos productions sont éco-conçues.

Chaire ICiMa : Quels sont les corps de métier impactés par cette démarche ?

Véronique Fermé : Tous, en fait. On a mis en ligne un guide méthodologique de l’éco-conception. On y a détaillé le cycle de vie d’une production en identifiant tous les acteurs qui rentraient dans la boucle. La direction aussi bien que le metteur en scène ou le scénographe peuvent être partie prenante. Quand on informe un scénographe que son décor est éco-conçu, il peut faire des efforts en amont. Au départ, on leur proposait des échantillons en polystyrène et en liège, en leur expliquant le rôle du liège pour la planète. Maintenant on ne le fait plus parce qu’on sait faire exactement le rendu souhaité en liège, sans que cela se voit. Souvent les scénographes sont interloqués et très intéressés par le sujet : cela valorise aussi leur travail de savoir que c’est un décor qui va pouvoir avoir une seconde vie. Ce sont donc les premiers acteurs. Ensuite il y a le bureau d’études qui modélise les maquettes et va avoir une inflexion sur le désassemblage et cette question d’optimisation des tournées (remplir un minimum de camions en empilant au mieux les éléments). Les ateliers de construction sont bien sûr partie prenante, puisqu’ils testent les matériaux et conçoivent les décors : atelier serrurerie, menuiserie, déco, puis costumes, lumière, son et accessoiristes. Les machinistes qui montent et démontent les décors sont aussi des acteurs. Ce sont eux qui gèrent la fin de vie : ils doivent donc être informés des matières premières utilisées si les décors finissent en déchets. Nous avons fait des réunions pour informer tout le monde et échanger. Dans l’éco-conception, on ne parle pas que des matières mais aussi du travail des uns et des autres, et de tenir compte de la santé autant des constructeurs que des machinistes.

Chaire ICiMa : As-tu rencontré des freins de la part des différents corps de métier ?

Véronique Fermé : Je dirais que le frein, c’est le fait de changer ses habitudes. Pour le bureau d’études, l’éco-conception représentait une contrainte supplémentaire. Mais à force de connaissances et d’utilisation des outils que nous avons développé, cela devient une habitude, comme les contraintes de montage/démontage, de classement au feux ou de tournée. L’important, c’est surtout l’anticipation. Si la chose est vraiment réfléchie en amont, on s’en sort très bien. Si on n’y pense qu’à la fin quand le décor est déjà monté, c’est plus compliqué. Nous avons eu ce problème sur un des premiers décors sur lesquels j’ai dû travailler : La Finta Giardiniera en juillet 2012 au Grand Saint-Jean en extérieur, avec un sol miroir de trois cents mètres carrés. Nous n’avions pas du tout réfléchi à ce que nous allions en faire ensuite et il ne partait pas en tournée. Pour savoir si le sol se jetait ou se recyclait, nous avons appelé le fournisseur : lui avait les moyens de recycler donc il a tout récupéré, pour un coût moindre (ce qui était assez intéressant pour nous). Pour anticiper, il faut poser la question du recyclage au fournisseur au moment de l’achat. Nous l’avons fait pour Carmen, où le sol était en linoléum. On indique ensuite dans nos fiches techniques que tels ou tels éléments sont recyclables et réutilisables. Au départ, les réticences venaient plutôt de la direction parce que quand on achète des matières premières plus chères, le prix de la production augmente. C’est pour cela que nous avons cherché des outils de calcul de l’impact financier de l’éco-conception, pour monter que le liège est plus intéressant parce qu’il coûte beaucoup moins cher en fin de vie. Le coût de traitement du bois est de quatre-vingt euros la tonne alors que celui du tout-venant est à cent trente euros la tonne. Avec cet outil de calcul, on peut voir quelles sont les économies possibles sur tout le cycle de vie d’une production. On l’a fait sur Carmen, qui a un décor de seize tonnes avec sept cent cinquante éléments. En l’éco-concevant, on a fait une économie financière de 8% et de 15 tonnes de CO2 par rapport à une construction normale – sachant que nous n’avons pas pu faire l’étude de l’optimisation de la tournée et des zones tampon.

Chaire ICiMa : Comment le développement durable et l’éco-conception ont-ils évolué entre 2012 et aujourd’hui ?

Véronique Fermé : Quand je suis arrivée au festival d’Aix-en-Provence, la démarche était assez novatrice. Peu de festivals s’en occupaient, hormis certains festivals de musiques actuelles qui étaient vraiment intéressés par le sujet et y mettaient les moyens. Quelque uns étaient déjà avancés, de par leur configuration : par le fait de s’installer dans des lieux qui n’étaient pas faits pour recevoir des festivals, avec la responsabilité de les rendre dans le même état qu’au départ. C’était un peu le cas du festival d’Aix, qui occupait le parc d’une bastide du xviie siècle. La scène, les siège, même les toilettes : on amenait tout dans un lieu vide ; il fallait respecter le cadre naturel du lieu et le laisser totalement propre. Les financements régionaux ont beaucoup contribué à donner une première impulsion : à cette époque-là, la région PACA avait un financement pour aider les festivals à mettre en place une démarche environnementale, en débutant souvent par un bilan carbone. L’Arcade (Agence des arts et du spectacle en Provence-Alpes-Côte d’Azur, aujourd’hui Arsud) avait aussi déployé une plateforme d’accompagnement aux éco-manifestations, pour inciter les festivals à être plus responsables. Soit les évolutions étaient le résultat d’opportunités, soit la question faisait partie des valeurs intrinsèques d’une organisation (un festival comme We Love Green est entièrement basé sur ces principes). Ce qu’on a surtout constaté depuis, c’est une prise en compte de ce sujet de la part de nos tutelles. Par exemple : que le Ministère de la Culture ait un haut fonctionnaire en charge du développement durable et ait déployé une stratégie RSO en 2015 ; que le CNV (Centre national de la chanson, des variétés et du jazz, appelé maintenant CNM – Centre national de la musique) demande des précisions dans les dossiers de demandes de subvention sur ce que nous mettons en place en termes d’accessibilité sociale mais aussi en termes d’environnement ; que les collectivités ne financent pas seulement des actions en faveur de l’environnement mais commencent à prendre en compte des éco-conditions pour les subventions de fonctionnement des manifestations. C’est devenu un enjeu. Il est malheureux de voir qu’il faut passer par des obligations, comme pour les grandes entreprises, mais cela permet aux organisations de s’y lancer. Il est compliqué de savoir par où commencer. Là aussi des dispositifs ont été mis en place : en 2006, le collectif des festivals de Bretagne a été créé pour travailler sur le partage des moyens, des compétences et des bonnes expériences, ainsi que sur l’accompagnement des festivals qui démarrent. Plus récemment, l’Afdas a lancé une série de formations à destination des structures culturelles, plutôt sur la partie environnementale (éco-communication, éco-conduite, gestion des déchets). Depuis un an et demi, elle a aussi mis en œuvre un dispositif d’appui-conseil RSE, qui permet aux structures culturelles d’être accompagnées par un expert. Se développent donc à la fois des contraintes et des outils pour y répondre. Il y a aussi une poussée de la part des publics, qui n’est pas négligeable. On voit les jeunes manifester dans la rue pour le climat, et ce sont eux, la plupart du temps, qui vont dans les festivals. Ils commencent à être très critiques envers des événements qui ne proposent pas de gobelets réutilisables, par exemple : cela peut faire partie des critères de choix pour aller à tel ou tel festival.

Chaire ICiMa : Quelles sont les étapes clés d’une stratégie RSO ?

Véronique Fermé : Il y a des étapes classiques, dessinées par la norme ISO 20 121, qui est destinée aux organisateurs d’événements et a été déployée pour les JO de 2012. Ces étapes correspondent aux étapes de management de l’ASME Plan-Do-Check-Act. C’est-à-dire qu’il faut d’abord planifier : identifier son périmètre, ses problématiques (ce qui veut dire avoir des indicateurs et connaître son impact) et ses enjeux. C’est là qu’on met dans la boucle les parties prenantes. Si vous êtes, comme nous, dans un territoire prônant le zéro plastique, il faut beaucoup travailler sur ce sujet-là. Si vous avez un financeur qui insiste sur l’égalité homme/femme, il faut le mettre en avant. Une fois que vous avez identifié vos problématiques et celles de vos partenaires, vous pouvez élaborer votre cadre et votre stratégie. Parmi les choses indispensables, il y a alors ce que nous appelons le leadership de la direction : il faut que le projet vienne et soit porté par la direction, inséré dans les statuts. Une personne individuelle, un stagiaire ou un bénévole n’aura pas les moyens d’avancer. Quand la direction aura choisi les orientations, il faut faire travailler les équipes : ce sont elles qui vont mettre en place les choses, il est difficile de leur imposer et de fonctionner de façon uniquement descendante. Il faut donc les réunir pour leur présenter les objectifs et la stratégie RSE. Chaque équipe élabore les actions à mettre en place pour atteindre ces objectifs en son sein, et fait remonter ses besoins à la direction : nécessité de formation à l’éco-conception, mise en place de bennes de tri… La mise en place de cet échange est très importante. Dans le cadre de l’amélioration continue, le processus ne doit pas durer une seule année. Il faut se donner des objectifs la première année, les corriger éventuellement si cela n’a pas fonctionné, et sinon passer à d’autres objectifs. Puis tous les ans, un bilan est à faire : est-ce qu’on y est arrivé, qu’est-ce qu’il nous a manqué, était-ce le bon sujet, y avait-il les moyens nécessaires, cet enjeu est-il vraiment le plus prioritaire ? La RSE touche à tous les domaines puisqu’on y parle aussi d’accessibilité, pas seulement géographique : est-ce qu’un spectacle est accessible et compréhensible par tous les publics ? Il faut aussi faire attention aux réglementations. Elles étaient faibles mais cela a changé avec la loi anti-gaspillage. Il y a des obligations pour les lieux recevant du public (EPR) : mettre en place des fontaines à eau pour les publics à partir de 2021 et faire le tri cinq flux (différencier verre, carton, bois, plastique, papier – réglementation auparavant réservée aux entreprises, appliquée maintenant aux EPR). Être attentif aux politiques locales et régionales permet aussi d’obtenir des aides, des financements et une meilleure écoute. En région Sud, les centres d’enfouissement débordent donc il y a un appel à projet spécifique sur la réduction des déchets. Pour le collectif, on utilise un financement de l’Ademe sur l’aide au changement de comportement, qui est un accompagnement sur trois ans. Nous dépendons du service culture, mais il est intéressant d’aller voir quelles sont la politique et les propositions du service environnement, ne serait-ce que dans une ville, car des solutions sont parfois proposées. Il ne faut pas hésiter à travailler avec des structures similaires sur le territoire, même avec les organismes de sport dont les problématiques sont parfois les mêmes. Quitte à créer du mobilier de prix, à avoir des bénévoles ou un régisseur spécialisé, autant partager ces compétences avec d’autres structures.

Chaire ICiMa : Pour toi, quels points seraient encore à améliorer au niveau RSE et de l’éco-conception, dans le cas du festival d’Aix-en-Provence ?

Véronique Fermé : Il s’agirait plutôt de cette collaboration entre tous les services. À une époque, quand on allait voir les services protocole, accueil ou communication, ils nous disaient être déjà responsables et que cela reposait sur les ateliers, qui eux en avait assez de tout porter. Le problème est vraiment d’arriver à impliquer tous les services et les chefs de service. C’est en train de se faire : la démarche a été inscrite dans les statuts du festival tout récemment, en conseil d’administration. Cette prise de conscience collective n’est pas toujours évidente. Il faut dédiaboliser le sujet, qui dans n’importe quelle structure culturelle est vu comme compliqué. Souvent, l’épuisement fait peur : des gens se lancent bille en tête dans des actions mais n’ont pas l’aide nécessaire de la collectivité, donc s’épuisent. Au niveau de l’éco-conception en elle-même, il nous reste à travailler sur les tournées. Il s’agit souvent d’un travail collaboratif avec les coproducteurs. Notre rôle devrait aussi être de mobiliser nos coproducteurs pour qu’ils aient cette même réflexion – cela dépend des structures, certaines sont en avance et d’autres démarrent tout juste.

Chaire ICiMa : Comment ces savoir-faire développés au festival d’Aix-en-Provence peuvent-ils être transmis à d’autres secteurs artistiques ?

Véronique Fermé : Les outils de calcul et le kit méthodologique sont en open source, et nous allons travailler pour le numériser et en faire un système plus pratique d’utilisation. Diffuser et partager nos recherches font partie des missions données par l’Ademe et la région PACA. Ce que nous avons développé est adapté au festival, mais de manière générale, travailler sur le cycle de vie d’un spectacle et sur la RSE permet d’identifier les acteurs, les impacts des uns et des autres, et de réfléchir ensemble à comment faire vivre un spectacle de manière responsable. Au niveau des matériaux, on a les mêmes problématiques que d’autres secteurs. Il est très important de les tester car tous ne sont pas bons pour la santé : nous avons essayé de sculpter des fibres de bois compressées, mais c’est très volatile et nous avons eu des allergies. C’est l’échange de ces tests et expérimentations qui est intéressant : colle, peinture, objets… Les lieux qui accueillent le public peuvent aussi être intéressés par des matières premières déjà travaillées, en les améliorant et les remettant aux couleurs de la structure. Nous avons travaillé avec le CIAM (Centre international des arts en mouvement) sur la fin de vie de nos décors : ils en ont récupéré une partie. Notre directeur technique adjoint travaille sur le CIAM, et nous avons souvent des intermittents qui travaillent aussi sur leur festival qui a lieu au mois de septembre. En période de déstockage, vers le mois de mars, eux sont en période de conception. Ils ont notamment récupéré des éléments du décor de Rigoletto, qui se passait dans un cirque : une roulotte a servi de petit lieu d’accueil et des éléments ont été réutilisés pour la scénographie d’un cabaret électronique. Même des agrès de Erismena en 2017 ont pu servir. On a la chance d’être à côté – c’est pour ça que j’insiste sur la proximité : cela réduit le transport. Certaines transformations peuvent notamment se faire sur place et pas obligatoirement au CIAM. En région, on essaie de collaborer avec tous les acteurs, notamment le Pôle cirque Archaos. Le premier point d’échange avec eux sont les décors mais on espère aller plus loin et créer une dynamique régionale, pourquoi pas nationale, en étant lieu de ressources sur la RSE des structures culturelles. Il y a beaucoup de choses à échanger et à mutualiser, au niveau des outils comme du matériel et du savoir-faire.

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