Atelier 29 - la Cie Les Mains les Pieds la Tête Aussi (MPTA)
Atelier 29
Pour leur spectacle de fin d’études, les treize étudiants de la 29e promotion du Cnac ont été mis en scène par Mathurin Bolze de la Cie Les Mains les Pieds la Tête Aussi (MPTA). À cette équipe de création s’associent huit étudiants de l’ENSATT. En ce qui concerne le sujet de notre étude, la scénographie, Camille Davy et Anna Panziera collaborent avec Goury. Architecte de formation, ce dernier travaille régulièrement avec des compagnies de théâtre et de danse.
Les premières représentations d’Atelier 29 ont lieu du 6 au 17 décembre 2017 au cirque historique de Châlons-en-Champagne. Pensée pour la piste, la création est diffusée à l'occasion de la tournée annuelle du Cnac, sous chapiteau lorsque les villes ne disposent pas de cirque stable.
- Une scénographie constructiviste et dynamique
La scénographie d’Atelier 29 se compose à partir d’un premier élément, la plateforme suspendue par ses quatre extrémités, déclinée de plusieurs manières. Le spectateur découvre un premier type de plateforme pleine, comme un sol en suspension résultat de l'association de quatre plaques que l’on peut ouvrir pour créer des trappes. La plateforme peut aussi accueillir un agrès, comme le mât chinois. La scénographie dispose d’une plateforme en carreaux vides sur laquelle peuvent évoluer les interprètes, en équilibre sur les barreaux ou en dessous en suspension. Elle se laisse aussi traverser par les corps qui, pieds à terre, occupent ces espaces individuels. Enfin, le dernier type de plateforme est un carré, lui aussi vide, à l’intérieur duquel passe une corde.
Ces plateformes et leurs dispositions variables deviennent, dès les premières minutes du spectacle, des espaces de jeu qui offrent d’infinies possibilités. Construites en bois et ne représentant rien d’autre que ce à quoi elles servent, les plateformes réalisent, dans leur association, une scénographie constructiviste. L’esthétique constructiviste de la scène, qui émerge au cœur des réformes théâtrales du XXe siècle refusant l’illusion et le faste bourgeois des décors du XIXe siècle, se révèle dans des espaces scéniques plus pratiques qu’esthétiques. L’espace n’accueille plus le cadre narratif de la fiction, il devient un dispositif qui encourage le jeu d’acteur, voire un outil pour son développement.
À l’image de la scénographie du Cocu magnifique de Meyerhold (1922)[1], première scénographie constructiviste, les plateformes d’Atelier 29 sont en bois brut et leur identité première est fonctionnelle. La mise en valeur du matériau grâce auquel on construit l’espace artificiel de la scène intègre aussi la création sonore. Dès l’ouverture du spectacle, la première intervention acrobatique sur la corde est accompagnée d’un montage de sons qui rappellent des ustensiles choqués entre eux. La mélodie et l’harmonie laissent la première place à la matière.
De même, l’artisanat duquel le spectacle est le résultat est aussi mis en lumière dans les changements de scénographie à vue – installation et désinstallation du petit salon, déplacements de la porte, mise en ballant des plateformes, etc. Le spectateur n’assiste pas à une œuvre finie qui s’autoexécute et se déroule par elle-même, mais à une œuvre en construction qui, sans le geste des interprètes, ne se réaliserait pas. Comme en témoigne le nom du spectacle, Atelier 29, c’est le point de vue de l’atelier qui est proposé au spectateur, celui de la construction, du moment où l’objet (artistique) requiert encore la main de l’homme.
Si les changements de scénographie font son caractère dynamique, ce dernier provient aussi de la conséquence première de l’utilisation de plateformes suspendues : l’instabilité. Lorsque la première plateforme apparaît dans l’espace scénique, les personnages montent sur cette surface que le spectateur découvre. Cette dernière se balance pendant que tous discutent en jouant l’instabilité qui, progressivement, monte en puissance jusqu’à en faire tomber la plupart. Seuls deux personnages restent en place et, à l’aide de leurs partenaires au sol, installent un décor de salon.
Ainsi les plateformes deviennent-elles des praticables, sur le modèle pensé par Appia[2], où le jeu de la gravité, la dynamique et le mouvement auront les moyens de se développer et de se complexifier. Elles sont des surfaces, immobiles ou en mouvement, sur lesquelles on joue, mais auxquelles on se suspend aussi. Renversant la gravité, plusieurs interprètes parviennent à se tenir à l’envers, debout sous la plateforme, les pieds accrochés à celle-ci et la tête vers le sol. Ces usages du dessous créent des effets de miroir et multiplient les directions, du bas vers le haut debout au-dessus, du haut vers le bas debout à l’envers.
La plateforme n’est pas qu’un simple plancher, support dans le vide, qu’une simple surface plane qui se substitue au sol, elle devient un agrès duquel on multiplie les usages et les accroches et à partir duquel la dynamique à développer paraît infinie. « Je viens aider à agencer les luttes de ces jeunes gens, qui se dédient à s’arracher du sol, à rester en l’air comme on dirait entre deux eaux, à relever l’en commun de leur pratique et de leurs engagements » (Mathurin Bolze, Livret Atelier 29, p. 4). La plateforme rend possible cet instant « entre deux eaux » et le prolonge. Elle offre une paradoxale stabilité dans le vide, pour permettre aux acrobates de mieux s’en affranchir.
Aux différentes plateformes que nous avons déjà décrites, s’ajoute un autre type. Ce dernier n’est pas le produit d’une construction matérielle, mais lumineuse. À plusieurs reprises, le carré du modèle de la plateforme sera projeté sur la piste, créant un nouvel espace de jeu au sol qui pourtant respecte les paramètres de la plateforme suspendue. Cette surface délimitée ne se balance pas, mais on peut déplacer ses frontières en créant de nouveaux carrés de lumière voisins du premier. Le solo d’acrobatie au sol en fait l’expérience. Muni de deux bâtons, l’acrobate s’approprie cette nouvelle scénographie entièrement produite par la lumière. Les bâtons, accessoires de son acrobatie, ajoutent des possibilités verticales et diagonales au cœur cette surface de jeu plane. Leur épaisseur rappelle en outre les fils par lesquels les plateformes sont suspendues. Plus qu’une évocation, cette nouvelle scénographie apparaît comme une déclinaison inédite de la plateforme.
De même, la porte autonome, elle aussi en bois, peut être appréhendée par le spectateur comme une plateforme verticale. Le trouble est maintenu lorsque les acrobates passent à travers la plaque ouverte d’une plateforme qui adopte la fonction de porte en étant positionnée verticalement.
Les dimensions se déclinent et les lignes d’horizon, sur l’échelle verticale, se multiplient pour offrir une pluralité d’espaces de jeu. Ainsi se diversifie aussi le regard du spectateur, appelé à différents endroits de la piste et à différentes hauteurs, parfois au sein d’une même séquence. À plusieurs reprises, des personnages se trouvent sur les plateformes en hauteur, regardant ce qu’il se passe plus bas. Ils deviennent des relais du spectateur grâce auxquels le regard du haut vers le bas, inhabituel au cirque où l’on a plutôt l’habitude de soulever la tête pour contempler l’aérien, est rendu possible.
- Démultiplication des espaces et des dimensions
Atelier 29 s’ouvre sur un solo à la corde. Les lumières faibles rendent visible la peau de l’acrobate entremêlée dans son agrès. Peu à peu, elle s’en extrait et parvient à rejoindre le sol. La corde, quant à elle, tombe à terre. Le bruit de cette chute résonne sur la piste. Il rappelle aux oreilles de toutes et tous la gravité, la direction inéluctable du haut vers le bas, qui ne cessera pourtant d’être détournée.
La scénographie, dynamique, est aussi plurielle. En repoussant la gravité et ses contraintes, les acrobates occupent de multiples espaces. À côté de la plateforme sur laquelle on trouve un petit salon et ses deux habitants assis dans des fauteuils se déroule un numéro de sangles. Les deux espaces sont éclairés et, par conséquent, liés. L’espace des sangles, en hauteur, serait-il la réalisation de la scène mentale des deux autres personnages immobiles sur une plateforme qui flotte à ce moment-là juste au-dessus du sol ? Évoquerait-il la possibilité ou le désir de liberté, celui de repousser les limites du sol, autrement dit, du quotidien ? Une troisième cellule de jeu se forme, cette fois à même la piste, avec deux acrobates. Les figures au sol font échos aux figures sur les sangles, elles se répondent. Cette troisième dimension est donc liée à l’aérien par le mouvement et à la plateforme par le duo. De même, si le décor sur la plateforme, les costumes des personnages et leur posture dans les fauteuils offrent une image relativement réaliste, le duo au sol stylise la relation. Le solo sur les sangles s’éloigne encore plus de la première scène pour y faire seulement écho par un jeu de relai d’images.
Grâce à ces différentes hauteurs, la piste multiplie ses dimensions, ses cellules de jeu et diversifie le regard du spectateur. Alors que ce dernier a déjà pris connaissance de plusieurs dispositifs scénographiques, il découvre la scène divisée en quatre espaces de jeu : une plateforme sur laquelle on trouve des sangles, une plateforme en carreaux occupée par un acrobate, une plateforme dont le carré est vide et qui est traversée par une corde, un carré créé par la lumière au sol à l’intérieur duquel se trouve une roue Cyr.
Ces quatre dimensions impliquent quatre horizons et permettent quatre rapports différents au sol, que celui-ci se confonde avec la piste (espace lumineux de la roue Cyr), qu’il soit en hauteur (plateforme pleine), qu’il soit incomplet (plateforme aux carreaux vides), voire verticalisé (corde qui passe à travers le carré vide). La roue Cyr, quant à elle, devient un cercle qui fragilise le carré au sol créé par la lumière. Les plateformes et autres agrès tournant sur eux-mêmes entretiennent aussi un mouvement circulaire et créent ainsi un axe vertical. Plus généralement, on peut envisager chaque plateforme comme un carré qui vient redimensionner la circularité de la piste. On ajoute alors une dimension supplémentaire à chaque dispositif, comme autant de nouvelles possibilités : « Il faut [que l’espace] accueille les disciplines de chaque étudiant, qu’il offre des possibles, des paysages à leurs évolutions » (Mathurin Bolze, Livret Atelier 29, p. 4). L’espace est au centre de la dramaturgie d’Atelier 29, il la soutient en la rendant possible, il devient un outil à partir duquel le sens émerge.
Ces espaces de jeu qui cohabitent entretiennent diverses relations, comme des effets de miroir, des prolongements, des déclinaisons d’esthétiques, ou encore des effets de contraste. C’est le cas lorsque la corde volante partage l’espace scénique avec le tissu. Le tissu, noir, dessine bien entendu la verticalité, alors que la corde volante, blanche, laisse apparaitre une nouvelle géométrie, celle du triangle. L’usage des agrès entretient aussi cet effet de contraste puisque la corde volante implique un ballant incessant quand, sur le tissu, l’acrobate travaille la relative stabilité, la lenteur et l’équilibre. La musique qui accompagne la scène souligne ce rapport, puisque la ligne mélodique de la clarinette (dynamique) se déploie sur des pédales, sorte de nappes sonores (immuables), de l’accordéon. Les deux espaces se rejoignent lorsque l’acrobate à la corde volante finit par s’accrocher au tissu et descendre avec sa compagne de jeu.
- Du radeau à l’habitat
Le livret du spectacle met en lumière une image ressource pour le processus de création, celle du radeau[3]. Au-delà de la métaphore du travail d’équipe, le radeau, tout comme les plateformes dans la scénographie, est une géométrie fixe qui reste instable, oscillant au gré des ondulations de l’eau. La plateforme est, elle aussi, un espace restreint, plus ou moins stable, dont le ballant élargit les possibilités spatiales, il permet d’aller plus loin que ce carré aux frontières désormais déplaçables.
Tandis que le ballant participe de l’image du radeau, la lumière bleue, convoquée à plusieurs reprises, appelle bien sûr celle de la mer, surtout lorsqu’elle se limite à l'envers de la plateforme. Pendant le trio de mât chinois, la lumière bleue se diffuse sous la plateforme traversée par l’agrès, qui, quant à lui, est partagé par trois acrobates. Ils occupent le dessus et le dessous de la plateforme, en passant de l’un à l’autre, jusqu’à ce que l’un d’eux ferme la trappe qui permettait le passage. Le bruit de ce geste, de la plaque qui se ferme sur un visage seul en dessous, crée une rupture surprenante, telle une porte que l’on claque au nez de quelqu’un, telle une frontière que l’on ferme sans prévenir.
Deux couleurs dominent la création lumière d’Atelier 29. Il s’agit du bleu et du rouge. La deuxième revient à plusieurs reprises selon des intensités variables. Durant le trio au mât chinois, au moment où la plaque se referme sur l’un d’entre eux, l’espace se divise entre le dessus et le dessous de la plateforme, mais aussi entre deux couleurs réalisées grâce à la lumière, le bleu, nous l’avons déjà évoqué, du dessous, et le rouge du dessus. Hautement symbolique, l’usage du rouge pour colorer l’ensemble de l’espace, corps comme matériaux scénographiques, relie cette scène à d’autres passages durant lesquels on retrouve cette teinte globale et épaisse. Durant la première partie du spectacle, lorsque, parmi les cinq interprètes féminines assises sur une plateforme, l’une d’entre elles est pendue par les pieds sous la plateforme, le spectateur retrouve ce rouge qui habille les corps et qui contraste avec le noir du reste de l’espace dans la pénombre. Celle-ci se débat pour remonter pendant que nous entendons des voix inintelligibles qui semblent se révolter. L’acrobate suspendue finit par marcher à l’envers, sous la plateforme, alors que les autres personnages entrent en scène et s’insèrent dans la plateforme à carreaux vide pour l’observer, tous immobiles. Aux voix s’associe le son d’un pas cadencé qui va crescendo. Un peu plus tard, le rouge réapparaît autour d’une scène de manifestation, durant laquelle on retrouve aussi les sons de la protestation. La lumière, moins intense, alterne entre le rouge et le blanc mis en valeur par la fumée présente sur la piste.
Couleur de la cruauté ou de la colère, le rouge qui se diffuse par les projecteurs et conquiert l’ensemble de l’espace participe d’une forme de violence, face à laquelle le bleu répondrait par la désolation.
Après avoir expérimenté une scénographie plurielle et dynamique qui démultiplie les espaces et les cellules de jeux, jusque-là autonomes, les plateformes sont reliées entre elles par des échelles. L’ensemble des interprètes prennent part à ce chantier, qui réactive l’image de l’atelier soulignée par la création sonore composée à nouveau à partir de bruitages provenant de matériaux. Chaque personnage porte un accessoire, un mobilier, le collectif participe et collabore à ce projet commun qui vise à aménager ces plateformes à présent reliées et formant les étages d’une habitation. Corde, sangle et tissus prennent aussi place dans le dispositif. Le radeau devient alors un habitat durable et stable, au sein duquel chacun pourrait avoir sa place.
Mathurin Bolze confie, dans le livret du spectacle, une deuxième inspiration qui a guidé le processus de création : « fabriquer une tour de Babel... » (Mathurin Bolze, Livret Atelier 29, p. 4). Cette tour à étages qui relie la terre et le ciel n’est pas sans rappeler l’état de la scénographie lorsque les plateformes sont reliées. De même, le mythe, qui raconte le désir qui mène les hommes à repousser leurs propres limites, à chercher à atteindre les cieux et à s’organiser pour cela résonne avec la dramaturgie d’Atelier 29. L’espace donne aux interprètes les moyens d’accéder à l’inaccessible, de produire l’impossible et d’en faire advenir du sens. Cependant, la tour de Babel est aussi celle par qui les hommes sont rappelés à leurs limites, à leur essence humaine. Les limites de cet élan émergent sur la piste alors que les interprètes ont pris place dans cette nouvelle architecture. La plupart d’entre eux se trouvent à l’envers, la tête vers le bas, avant de tomber au sol, sur une piste qui retrouve les teintes d’un rouge de plus en plus vif.
Le rythme de la musique s’accélère et les aériens, toujours sur leurs agrès, tournent sur eux même. Le doute sur cet habitat, finalement artificiel, pas si stable, est suscité chez le spectateur. Le chantier collectif dont l’objectif est de construire un espace pour repousser les limites du commun serait-il voué à se confronter aux limites de l’humain ? Une fois de plus, l’espace est au cœur de l’interrogation, qu’il en soit la source ou la solution.
A découvrir le carnet du spectacle sur ce lien.
Karine SAROH
L'équipe artistique et technique
Mathurin Bolze Mise en scène - Marion Floras Collaboration artistique - Camille Davy et Anna Panziera (ENSATT), accompagnées par Goury Scénographie - Clément Soumy (ENSATT) accompagné par Jérémie Cusenier Création lumière - Robert Benz (ENSATT) accompagné par Philippe Foch et Jérôme Fèvre Création son - Gabrielle Marty (ENSATT) assistée de Sofia Bencherif (ENSATT) accompagnées par Fabrice-Ilia Leroy Création costumes - Julien Mugica Régie générale - Jacques Girier Régie plateau - Clément Soumy (ENSATT) Régie lumière - Robert Benz (ENSATT) Régie son.
[1] Voir Béatrice Picon-Vallin, « La mise en scène du Cocu magnifique par Meyerhold (1922) », Textyles, n° 16, 1999.
[2] Voir Adolphe Appia, Œuvres complètes, Marie-Louise Bablet (dir.), Lausanne, L’Âge d’Homme, 1983.
[3] Voir page 5 du livret la citation de Sandra Alvarez de Toledo, Pédagogie poétique de Fernand Deligny, in Communication n°71, 2001, p. 250.
Publié dans Scénographie