Coma idyllique Vincent Gomez 2008 et la reprise de répertoire en 2015
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Createdmardi 19 mai 2020
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Created byTechnique
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Last modifiedmardi 19 mai 2020
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« Dans les années 1970, juste après le premier choc pétrolier, mon père et mon oncle sont partis dans le sud pour faire du pinard. C’est devenu une époque classieuse et toute la famille a rappliqué. »[1]
Avec Coma idyllique, Vincent Gomez et la Cie Hors Pistes nous présentent une fresque familiale loufoque et dynamique, dans un décor rouge vif. Une kyrielle de personnages aussi typés qu’insolites sautent les uns par dessus les autres et à travers les troubles d’une génération, tandis que l’entreprise familiale prospère ou fait faillite. L’élément essentiel de la scénographie, trois portes dans un mur rouge, constitue le lieu d’où surgissent tous les protagonistes. Tout le spectacle tire sa dynamique des entrées/sorties, des apparitions sur lesquelles on referme aussitôt le battant de la porte, des jeux multiples qui exploitent cette zone seuil entre personnages et acrobates. Des playbacks de musique de bal aux sauts de bascule, l’univers de Coma idyllique est fidèle au titre : celui du délire, où la légèreté des acrobaties alterne avec un onirisme étrange. Créé en 2008, le spectacle fait l’objet de reprise dans plusieurs écoles. Après une version à l’ESAC, Coma idyllique est repris en 2015 avec la 28ème promotion du CNAC. Au mât chinois déjà présent sur scène, se rajoutent : des sangles, un cerceau, une roue Cyr, un trapèze ballant et deux cordes. Un narrateur demeure, avec un texte presque identique, dans une scénographie reproduite. Cependant, le nombre de personnages augmente, ils évoluent, et les scènes changent en conséquence – dans une version moins ancrée dans une époque qui peut-être, s’est déjà éloignée des interprètes qui explorent cette folie aux multiples déguisements.
Construction de la scénographie/Structure et éléments
La structure scénographique de Coma idyllique est caractérisée par un élément, autour duquel s’organise tout le spectacle : un mur rouge avec trois portes blanches, qui constitue le fond d’une scène rectangulaire. Au cours du spectacle, l’espace de jeu se situe soit directement au niveau du mur et des portes, soit sur le sol rouge de 7x8 mètres qui se déploie en avant du mur. Le sol est constitué d’un tapis en mousse à la création en 2008, et de lez de tapis rouges en 2015.
Figure 1 - Schéma de la scénographie, in Cie Hors Pistes, « Fiche technique Coma idyllique », Document technique CNAC, 2009
Les trois portes évoquent une maison et la vie bourdonnante de la fabrique, de l’usine de production de vin. Pourtant, la scénographie n’est pas un décor réaliste, représentant une pièce et des portes menant vers d’autres endroits identifiés. Elle construit un espace rouge, rêvé, avec deux aires de jeux principales qui se complètent. Les trois portes ne cessent d’être ouvertes et fermées par une série de personnages à la fois loufoques et très reconnaissables : elles constituent avant tout une source de ludisme et un environnement dynamique. Les dimensions de la surface au sol vers laquelle mènent les portes, presque entièrement dégagée, permettent quant à elles la réalisation de nombreuses acrobaties, l’installation d’agrès et globalement une plus grande variété de scènes. Les deux surfaces se combinent pour former un environnement.
D’autres éléments fixes se rajoutent à cette structure de base. Un mât chinois est fixé vers le milieu de l’aire rectangulaire des tapis, côté cours. Il est installé à l’arrivée du public et fait partie de la scénographie pour l’ensemble du spectacle. Seul élément noir de la scène, il participe à la structuration de l’espace et lui donne du volume. Néanmoins, sa finesse et sa couleur lui permettent de rester discret et de ne pas surcharger la scène, de manière à laisser les trois portes visibles en permanence. Il atteste ainsi de leur caractère central, tout en pouvant être mis en valeur selon son axe propre. L’haubanage du mât développe les mêmes enjeux. Un mât chinois est fixé par trois câbles, c’est-à-dire trois haubans fixés à son sommet et répartis en triangle, de manière à lui assurer une stabilité maximale. Sur le plans de feux de 2009, ils sont pris en compte en tant que contrainte d’éclairage et d’occupation de l’espace. Les trois câbles sont fixés soit à des points d’accroche dont la salle dispose au préalable, soit à des plots construits spécialement pour l’occasion (combinaison de platines et de poids). Dans sa fiche technique, la compagnies propose même la création de points d’accroche dans la salle de spectacle, à l’aide de chevilles béton, pour que le mât puisse être implanté correctement et en toute sécurité.
Quelque soit la technique utilisée, l’idée est de ne pas mettre en valeur les câbles, afin qu’ils ne coupent pas la scénographie. Les points d’accroche sont situés en dehors de l’espace de jeu. Ceci répond à des nécessités pratiques, puisque le mât est ainsi mieux fixé, mais assure également que l’espace ne soit pas obstrué. Les acrobaties demandent à ce que le plateau soit dégagé.
Le dernier élément fixe de la scénographie n’apparaît pas sur les plans et est peu éclairé. À gauche du mur, une « estrade 2x2m d’une hauteur de 20 cm » sert de plateforme au narrateur-musicien. Les tables de mixage du son produit en live (ou mixé en live en 2015) y sont installées. Il s’agit d’un espace en retrait, mis en avant de manière ludique et comique dans quelques scènes seulement, lorsque le musicien a quitté son poste et qu’il est rappelé à l’ordre par un autre personnage, qui l’y renvoie. En dehors de cette plateforme, les bords de la cage de scène sont pendrillonés ou plongés dans le noir. La scénographie possède sa propre bordure, en blanc : peinte pour les contours du mur, et constituée d’un mètre de tapis de danse blanc (disposés sous les tapis rouges) au niveau du sol. La vue d’ensemble de la scénographie propose donc un espace bien dessiné, à la fois ouvert et autonome, à dominante rouge.
Une scène en couleurs
Il est rare de rencontrer une scénographie si colorée : l’espace dans lequel évoluent les interprètes est entièrement rouge. La couleur ne vient ni d’une combinaison d’accessoires, ni d’une mise en lumière particulière, mais directement de la scénographie. Sol et mur forment deux grands aplats de couleur mat. Rappellent-il la robe du vin rouge ? En partie, mais ils vont plus loin : la boîte rouge crée un cadre à la fois irréel et festif. En 2008, les tapis et le mur disposent d’une bordure blanche très nette, et les tapis en mousse montrent leur bordure dentelée au public. Ces détails et la vivacité des interprètes transforment cette boîte rouge en un cube pour enfant à l’intérieur duquel jouent des adultes. Le fait d’avoir des murs et un sol colorés produit généralement un effet de huis-clos, d’enfermement. Ici, il est maîtrisé par le fait que les côtés droits et gauches de la scène sont pendrillonés et plongés dans le noir : l’espace reste ouvert. Nous n’en sommes pas moins dans l’espace mental étrange et légèrement fou du Coma idyllique, encadré par la voix du narrateur. Rouge, blanc et noir tracent le rêve où se succèdent et rebondissent les personnages.
En 2015, l’effet de box rouge est renforcé. La scène semble s’allonger car les lez de tapis s’étendent très en avant, plus brillants que les tapis en mousse de 2008. Ils ont une couleur identique à celle du mur, dont la bordure blanche est parfois moins visible. Si la fiche technique de la reprise demande des tapis de danse blancs à la salle qui accueille le spectacle, les représentations à Châlons-en-Champagne utilisent le sol pâle du cirque historique comme encadrement au sol. Cependant, la découpe est beaucoup moins nette et beaucoup moins blanche que celle produite par des tapis spécifiquement prévus. La scénographie devient une grande surface rouge vif, dans le large halo noir du chapiteau circulaire. La lumière est également plus uniforme tout au long du spectacle. Alors qu’en 2008, la scène est parfois entièrement éclairée en bleu-violet sombre avec des tâches de lumière chaude, ou qu’une scène de bal dispose de douches multicolores, le rouge domine en 2015. Les différents projecteurs privilégient un éclairage froid qui ne modifie pas la tonalité générale de la scène. La couleur est alors encore plus vive, encore plus prégnante, plus difficile pour les yeux des spectateur.trice.s, plus proche du cauchemar. Version comique de la box de Twin Peaks ? La scène est en tout cas saturée et se rapproche de plus en plus de l’étrange.
Si l’espace est saturé, c’est aussi parce que les portes, les costumes et les accessoires sont pensés comme des points de couleur. Blanches, les trois portes ressortent d’autant mieux sur le fond rouge. La couleur permet ainsi deux choses : de manière pratique, il est facile de jouer avec les éclairages pour faire plus ou moins apparaître les éléments blancs ; au niveau de la construction visuelle d’ensemble, elle participe à la création d’un espace qui s’éloigne de la réalité. Il en va de même pour les blouses des employés de la fabrique de « pinard ». Les personnages dont on connaît précisément le nom et l’identité possèdent des vêtements spécifiques, mais le costume caractéristique du spectacle est une blouse blanche portée par tous. Elle est utilisée pour des scènes de va-et-vient acrobatiques, où l’intégralité des interprètes surgissent des portes ou se lancent des bouteilles. L’intérêt de la blouse blanche est de faire ressortir les corps en mouvement de façon très nette. Si les blouses à boutons sont des costumes évocateurs (employés, cuisiniers…), les interprètes habillés en noir et blanc sont aussi autant de notes sur cette partition du délire. Tâches et touches, les blouses contribuent à créer des tableaux énergiques et graphiques. Coma idyllique développe un effet de cartoon, qui dépend beaucoup des séquences en costumes blanc, notamment celle des « cascades ». Tous les interprètes y tombent et se jettent par terre, soutenus par de multiples bruitages. L’idée du cartoon fonctionne d’autant mieux que les interprètes ressortent très vivement sur le fond coloré et sont eux-mêmes des êtres de couleur, même si la coupe de la veste nous éloigne de personnages identifiés de dessins animés.
Les accessoires valent également comme points de couleurs. Des bouteilles en plastique interviennent dans toute la première moitié du spectacle. Elles sont remplies d’un liquide bleu, entre sirop et peinture. Il est facile d’y voir un signe vers les bouteilles de vin de la fabrique, mais la vivacité du bleu déjoue l’interprétation. Les bouteilles ne sont jamais ouvertes et leur contenu vaut comme apparition de la couleur.
Même si le mât chinois se détache clairement en une ligne verticale au devant du mur, la couleur domine ainsi la ligne dans la scénographie. Les rectangles et tâches de couleur construisent l’espace. L’ombre du mât chinois ne vient pas non plus réorganiser l’espace – sol et mur peuvent conserver leur étrange unité d’environnement en aplat de couleur. Coma idyllique joue avec la surface : surface de la couleur, surface des personnage dont on ne connaît que les images, sans jamais pénétrer dans les pensées du narrateur. Le public observe une fresque où la psychologie n’a pas sa place, un cartoon sur fond coloré.
Création lumière
Le plateau de Coma idyllique est éclairé selon des tons qui font plus ou moins ressortir le rouge de la scène. Lors de l’installation des 24 bouteilles, le sol devient d’un rouge très profond grâce à des projecteurs munis d’un filtre orangé. Pour les séquences de bascule de la version de 2008, le sol est plus clair et le plateau est éclairé de manière neutre. Ce sont de multiples petites douches qui redessinent l’espace au cours du spectacle, en le restreignant autour de quelques points précis (généralement un point au niveau du mât et un point à jardin). Chacune de ces douches correspond à une zone de jeu et d’attention. Leur ton est chaud lorsque le reste de la scène s’assombrit soudain, avec un sol devenu bleuté et presque violet. La version de 2008 utilise également des projecteurs PAR avec des gélatines de couleur pour créer l’atmosphère d’un bal de village, d’une fête. Grâce à toutes ces douches et à l’alternance des tons d’une scène à l’autre, la version de 2008 propose une plus grande diversité lumineuse que celle de 2015. Dans la reprise, un éclairage complet de la scène, avec une douche centrale puissante, est privilégié dans plusieurs scènes, donnant à l’espace du spectacle un caractère plus unifié. Les douches de couleur ont également disparu, notamment dans la scène du bal : des focales lumineuses existent toujours, mais ne privilégiant par forcément la lumière chaude et la couleur. La séparation entre plateau bleuté et plateau rouge demeure dans les deux versions, mais le traitement lumineux de la scène varie toujours légèrement, aucune séquence n’étant absolument identique même si l’esprit en est conservé. La reprise n’est en rien une réplique du spectacle initial, aussi bien en raison de la lumière, du jeu de chaque interprète que des changements d’agrès apparaissant dans le spectacle.
Surface de jeu, outil de dramaturgie
La création lumière et l’organisation des séquences concentrent souvent l’attention sur les portes. Ainsi, le mur se transforme en surface de jeu et, plus encore, devient le lieu de l’action. Des découpes permettent d’éclairer uniquement les portes, qui peuvent alors ressortir. Elles sont mises en valeur dans de nombreuses scènes, quand bien même la paroi du mur n’est que peu éclairée. Que ce soit en 2008 ou en 2015, un couloir lumineux est également ménagé devant le mur, juste assez large pour que les interprètes circulent d’une porte à l’autre. Lors de la création, l’alliance de PC et de découpes assurent un éclairage bien dessiné, mettant en valeur la paroi et un rectangle au sol.
En 2015, une douche plus ronde et plus floue dessine ce couloir, mais il reste présent. La réduction de l’espace scénique autour du mur correspond au rôle dramaturgique des portes. Le passage, l’ouverture et la fermeture des portes constituent l’action principale de certaines séquences, créant leur contenu et leur dynamique. Même lorsqu’un solo ou un duo a lieu au milieu du plateau et y déplace l’attention, les portes assurent l’impression d’une continuelle vie de l’espace : des personnages passent discrètement d’une porte à l’autre, de manière à ce que l’espace reste animé, habité et loufoque.
Quels types de passages accueille alors cette surface ? Le narrateur présente des personnages qui surgissent des portes ou que l’on aperçoit dans l’encadrement. Chacune est également exploitée comme objet, comme matériel. Il s’agit de fermer la porte au nez de quelqu’un, de s’y appuyer. Même en termes d’entrées et de sorties des interprètes, les portes ont plusieurs utilisations, qui construisent différentes séquences et donnent naissance à des rythmes :
- faire entrer des acrobates qui restent sur scène pendant quelques minutes,
- accueillir du passage, la circulation d’une porte à l’autre,
- donner lieu à des apparitions, des personnages se présentant dans l’encadrement de la porte.
Loin d’avoir une seule fonction de présentation, les portes deviennent des partenaires pour les circassiens. Le rythme d’ouverture et de fermetures des battants correspond au rythme du jeu (entrées/sorties, temps de déplacement d’une porte à l’autre) et exige la réactivité et la précision des interprètes. Ceux-ci doivent apparaître ou disparaître en costumes en quelques secondes derrière la bonne porte. Certaines ouvertures sont réglées à la seconde près, pour pouvoir réceptionner une bouteille lancée, désigner un camarade et organiser le flux. Un œil, c’est-à-dire un petit judas, est ménagé dans chaque porte, permettant aux interprètes de suivre ce qu’il se passe de l’autre côté de la paroi. Très précise et constituée de nombreux tops, la conduite lumière de 2008 s’appuie alors à la fois sur la musique et sur les entrées des interprètes.
Les portes permettent ainsi de découper les séquences et de les différencier : même l’absence de circulation entre les portes lors des duo contribue à renforcer l’aspect mystérieux des « jumeaux » qui l’exécutent. Élément déterminant de structuration de l’espace au niveau visuel, les portes participent de la création du rythme de l’ensemble du spectacle et font office d’agents dramaturgiques. Pour présenter les différents membres de l’entreprise et de la famille, la voix du narrateur accompagne l’ouverture des portes où apparaissent les personnages. La scène d’exposition, diffractée dans toute la première partie de la représentation, s’appuie ainsi directement sur le dispositif scénographique. Les entrées, ouvertures et apparitions forment dans l’ensemble un jeu de ping-pong visuel qui remplace toute psychologie.
Des portes de théâtre
Coma idyllique présente une version parodique et ludique des portes de théâtre par lesquelles rentrent et sortent les acteur.trice.s. Dans le vaudeville et notamment chez Feydeau, on compte souvent trois portes, aboutissant sur différentes pièces et donnant une de ses impulsions à la dramaturgie (entrées au mauvais moment, quiproquo, personnages qui se cachent ou s’en vont un temps seulement, découpage des scènes…). Si Coma idyllique possède la vivacité d’un vaudeville onirique, il reste néanmoins plus proche du cartoon. Au début de la représentation, l’un des interprètes effectue des acrobaties pour aller ouvrir une porte puis l’autre. Les portes contiennent des personnages et ne mènent vers rien d’autre qu’un fond noir, elles n’ouvrent vers aucune perspective – à un mètre derrière le mur est tendu un rideau, pour que les interprètes puissent disparaître et se changer. Les portes sont des lieux d’apparition, qui servent à élaborer la partition du spectacle. Le mur de fond de scène rappelle alors plutôt le principe de la skéné grecque.
Dans le théâtre grec antique, les acteurs jouent sur le proscenium, délimité au lointain par la skéné : une construction en bois ou en pierre percée de 3 portes. Lieu caché de l’acteur avant de franchir le seuil du visible, la skéné fait presque office de vestiaire – mais conserve une dimension sacrée liée au culte de Dionysos. Le principe est donc celui d’une scène ouverte aux trois quart et fermée uniquement par un mur de fond de scène percé de trois portes, par lesquelles les acteurs entrent sur scène. Ce dispositif a été repris par le théâtre romain et tient une place de choix dans l’histoire de la scénographie occidentale, qu’il a influencé[2]. Qu’on ne s’y méprenne pas : le mur de Coma idyllique n’est en rien une référence directe au théâtre antique et à la skéné. Néanmoins, il reste à noter que le spectacle reprend un principe simple et élémentaire d’organisation de l’espace, lié à l’histoire du théâtre. La skéné est le lieu de passage de l’invisible au visible : les portes sont le seuil du visible, le lieu de l’apparition. C’est aussi comme cela qu’elles sont utilisées dans Coma idyllique, mais dans une perspective qui n’a plus rien de mystique.
L’apparition la plus marquante est alors celle de la Tante Janine. Assise de 3/4, elle se révèle dans l’encadrement de la porte centrale. Le reste de l’espace disparaît alors, plongé dans le noir, pour ne plus se résumer qu’à son visage et le haut de son buste. Tante Janine est éclairée par un projecteur latéral en 2015, ou par un projecteur orienté de biais en 2006 : la lumière provient de derrière le mur et se découpe spécifiquement sur son visage, en en accentuant les ombres. L’effet n’est pas celui d’un gros plan cinématographique, mais de l’apparition d’un fantôme, soutenu par un bruit de tic-tac d’horloge. La vieille tante Janine, qui possède et garde jalousement le domaine sur lequel est implanté l’entreprise familiale, est terrifiante et comique. Tous costumés, même déguisés, les personnages naissent dans leurs présentations, qui ne cessent de recomposer l’organisation de l’espace tout en s’appuyant sur les possibilités offertes par le mur de fond de scène et ses portes de théâtre.
Agrès et accessoires : éléments d’une architecture mobile
L’une des caractéristiques de la scénographie de Coma idyllique est la présence d’éléments mobiles (agrès et accessoires). Présents uniquement dans certaines scènes, ils complètent l’ensemble mur/portes/sol. Ils réorganisent l’espace au sol ou l’occupation en hauteur et en volume du plateau. Les bouteilles en plastique remplies de liquide bleu se multiplient ainsi jusqu’à former un damier, un jeu de plots. D’abord 4 au début du spectacle, elles sont bientôt 12 puis 24. Dans la séquence concernée, les interprètes doivent marcher et faire des acrobaties sans les faire tomber.
Loin d’être simplement échangées de main en main, les bouteilles composent une nouvelle graphie, tout en modifiant l’espace de jeu et ses règles. Elles agissent alors comme des contraintes scénographiques pour les interprètes. Un autre accessoire apparaît plus tard dans le spectacle : une chaise. En tant que pièce de mobilier, elle évoque plus directement la notion de décor. Elle a une utilité pratique, c’est-à-dire faire asseoir les interprètes et soutenir une scène nommée « interrogatoire », en contribuant à manifester l’état d’esprit du personnage rattrapé par les événements. Néanmoins, elle a aussi un rôle d’un point de vue scénographique : elle crée une nouvelle focale à jardin, elle installe une nouvelle centralité sur le plateau, qui répond à l’élévation effilée du mât chinois. Un cercle de lumière entoure la chaise dans plusieurs séquences, et elle demeure sur le plateau jusqu’à la fin du spectacle.
À ces éléments se rajoutent enfin les agrès – en dehors du mât chinois, fixe. La version de 2008 contient une banquine. Elle est formée de deux éléments séparables : un large tube métallique et une planche de bois. Ils sont assemblés dans la dernière partie du spectacle pour servir de bascule. Mais auparavant, ils ont été utilisés pour l’un des duos des « jumeaux ». Un des interprètes s’appuie sur le tube à jardin, tandis que l’autre machiniste dresse la planche en équilibre à cour.
Planches et tubes sont utilisés comme des agrès, ils deviennent partenaires et appuis de figures acrobatiques. Au sein de la scénographie, ils s’affirment en même temps comme matières et épaisseurs. Leur géométrie et les nombreuses pauses effectuées par les interprètes les transforment en pièces d’architecture scénique, liées aux corps tendus des machinistes. Ils deviennent donc des éléments de scénographie mobiles et manipulables.
Nouveaux agrès, nouvelle dramaturgie
Les spécialités des interprètes ont changé entre 2008 et 2015, ce qui constitue la différence majeure entre les deux versions : presque l’intégralité des modifications du spectacle sont liées aux agrès utilisés. Le narrateur n’est plus guitariste mais machiniste. La scène d’ouverture du spectacle est dès lors complètement différente. Un solo de mât chinois de plusieurs minutes, en silence, a remplacé l’arrivée du musicien. De nouveaux agrès apparaissent aussi, et avec eux l’espace se recompose légèrement à chaque scène. C’est le cas pour la roue Cyr, dans la séquence sombre et bleutée de l’oncle.
« Mon oncle, c’est-à-dire le jeune frère de ma mère. Il est passé comme un éclair. Il venait de Caracasse. Il me fascinait. Mon père l’appelait oiseau de mauvais augure, il l’a foutu dehors. »[3]
Dans la version de 2008, cette séquence ne donne lieu à aucune acrobatie. Les personnages prennent place et l’oncle chante sur la chanson de Christophe, Le Temps de vivre. L’ensemble forme un tableau qui aboutira à une scène de bal. En explorant un nouveau personnage, le spectacle explore une nouvelle facette de la fresque, des histoires et des personnalités qui se croisent au sein d’une famille et des troubles qu’elle rencontre, sans tomber dans la tragédie puisque la musique de Christophe et la chemise à motifs moirés de l’oncle rendent la séquence comique une fois de plus. En 2015, la roue Cyr s’insère dans la scène. L’oiseau de mauvais augure s’est matérialisé sous la forme d’une perruche ou perroquet à tête rouge, tournant dans sa roue. L’oncle se trouve à présent sur le côté de la scène, et plus en position centrale. S’il ouvre largement les bras et chante avec force, il n’est pas dans le cercle de lumière et donc au centre de l’action. En tournoyant, la roue Cyr occupe presque tout l’espace de jeu (centre et jardin, selon un large cercle quelque peu décentré pour ne pas être coupé par le mât chinois et laisser un espace à l’interprète de l’oncle). Avec l’apparition de l’objet roue et de la perruche en plastique, le plateau n’est plus dominé par une logique complètement humaine, sans se rapprocher pour autant de l’espace géométrique et pointillé construit par les bouteilles. La roue possède un mouvement perpétuel qui occupe le sol, et le plateau devient comme le déploiement de l’enfermement et de la folie de l’oncle – comme du spectacle en général. La roue contribue à faire évoluer le ton général de Coma idyllique, qui reste très drôle mais dans une tonalité plus sombre ou crue, apportée par les nouveaux interprètes.
En 2015, la modification principale dépend cependant des agrès aériens qui doivent être intégrés au spectacle : sangles, cerceau et cordes. Le plan d’accroche des différents agrès doit les combiner, chacun proposant une organisation spécifique de la scène, une fois visible par le public. Implantés en hauteur, ils sont en effet descendus au niveau du plateau puis remontés une fois que la séquence qui leur est consacrée est terminée.
Les « jumeaux » forment un duo aux sangles, et plus au mât. Le rôle de l’assistant du père est repris par la jeune artiste au cerceau, qui en fait un personnage presque inquiétant, se tordant en l’air. L’arrivée de nouveaux agrès et de nouveaux interprètes modifie les personnages du spectacle. Les femmes se sont fait une place dans un spectacle interprété par des hommes et des personnages seulement évoqués à la création en 2008 sont développé pour devenir des rôles[4]. En termes d’organisation de l’espace, le cerceau est situé juste derrière le mât et oriente différemment la scène. Lors de la création, la bascule tenait la place du cerceau et composait une image moins haute. L’interprète au cerceau est aussi un des deux centres de l’attention, alors que l’action se concentrait sur l’interrogatoire mené au niveau de la chaise en 2008.
Cependant, l’esprit de la scène est conservé dans cette séquence, alors que certaines sont complètement modifiées. La deuxième moitié du spectacle laisse place à tous les nouveaux agrès, et la dernière séquence de bascule est remplacée par un duo de catcheurs qui permet aux cordes d’apparaître. Le changement d’agrès fait évoluer non seulement la lumière et les séquences, mais aussi les personnages et la dramaturgie d’ensemble. Le plus petit nombre d’interprètes en 2008 et la moindre diversité de leurs spécialités avait permis de composer un spectacle où chaque agrès revenait plusieurs fois, avec des utilisations diverses. En 2015, l’idée de la revue familiale et de la galerie de personnage est exploitée plus longtemps et devient le fil conducteur majeur, car elle permet d’intégrer tous les membres de la 28ème promotion du CNAC.
La séquence de trapèze ballant modifie enfin brusquement le rapport à l’espace, en bouleversant les limites de la création originale. L’espace se dilate et prend de la hauteur, dans le noir du chapiteau, au-dessus du décor. Au sol, l’ombre de la trapéziste, de son mouvement et du système d’accroche et de longe est nettement visible, animant la surface rouge. Le trapèze crée un nouvel espace en donnant à la scène de nouvelles dimensions.
Fiche spectacle
Titre : Coma idyllique
Date de création : 2008
Lieu de création :
Compagnie : Cie Hors Pistes
Mise en scène : Vincent Gomez
Assistant mise en scène : Paola Rizza, Christian Lucas
Regard chorégraphique : Séverine Chasson
Création lumière : Fabrice Guilbert
Création musicale et sonore : Frédérick Miclet
Costumes : Laetitia Guinchard
Régie générale : Stéphane Guillemin
Avec : Vincent Gomez, Olivier Boyer, Mathieu Levavasseur, David Soubies, Frédérick Miclet, Stéphane Guillemin
Reprise de répertoire
Date de reprise : 2015
Lieux de représentation : CNAC, Cirque Historique, Châlons-en-Champagne ; Salle Bernard Turin, Auch
Sous la direction de : Cie Hors Pistes
Mise en piste : Vincent Gomez
Assistants à la mise en piste : Laurent Pareti, David Soubies
Avec les 17 étudiants de la 28ème promotion du CNAC :
Theo Baroukh, Nora Bouhlala Chacon, Johan Caussin, Sébastien Davis-Van Gelder, Anahi De Las Cuevas, Adalberto Fernandez Torres, Clotaire Fouchereau, Löric Fouchereau, Nicolas Fraiseau, Blanca Franco, Peter Freeman, Camila Hernandez, Lucie Lastella-Guipet, Antoine Linsale, Thomas Thanasi, Marlène Vogele, Paul Warnery
BIBLIOGRAPHIE ET DOCUMENTS TECHNIQUES
Captations video
Cie Hors Pistes, mise en scène Vincent Gomez, réalisation Raoul Bender, Coma idyllique, reprise de répertoire, Captation vidéo du spectacle, CNAC Cirque historique, Châlons-en-Champagne, CNAC Centre National des Arts du Cirque, juillet 2015, 1h10.
Cie Hors Pistes, mise en scène Vincent Gomez, réalisation Raoul Bender, Coma idyllique, Captation vidéo du spectacle, CNAC Cirque en dur, Châlons-en-Champagne, CNAC Centre National des Arts du Cirque, 29 octobre 2008, 1h.
Emission radiophonique
Rencontre animée par Guy Jean-Michel, « Les rencontres artistiques - 24 octobre 2015 », dans l’émission Radio Circa, Festival Circa, Auch, octobre 2015, 1h05 (en ligne : http://radiocirca.net/spip.php?article491).
Documents techniques
Cie Hors Pistes, « Fiche technique Coma idyllique 2015 », Document technique CNAC, 2015.
Cie Hors Pistes, « Fiche technique Coma idyllique », Document technique CNAC, 2009.
Guilbert Fabrice et Cie Hors Pistes, « Plan de feux Coma idyllique », Document technique CNAC, 2009.
Parisse Marcello, « Plan d’accroche des agrès pour le festival Circa (Auch) », Document technique CNAC, 2015.
Parisse Marcello, « Plan de feux reprise de répertoire Coma idyllique », Document technique CNAC, 2015.
Etude réalisée par Esther Friess.
« Planning de l’équipe du CNAC à CIRCA (Auch) », Document technique CNAC, 2015.
« Fiche technique reprise de répertoire CNAC - Coma idyllique (adaptation technique) », Document technique CNAC, 2015.
« Liste des agrès des étudiants de la 28ème promotion », Document technique CNAC, 2015.
« Conduite lumière », Document technique CNAC, 2008.
[1] Cie Hors Pistes, V. Gomez et R. Bender, Coma idyllique, Captation vidéo du spectacle, CNAC Cirque en dur, Châlons-en-Champagne, CNAC Centre National des Arts du Cirque, 29 octobre 2008, 1h
[2] Anne Surgers, La scénographie du théâtre occidental
[3] Cie Hors Pistes, V. Gomez et R. Bender, Coma idyllique, reprise de répertoire, Captation vidéo du spectacle, CNAC Cirque historique, Châlons-en-Champagne, CNAC Centre National des Arts du Cirque, juillet 2015, 1h10
[4] Rencontre autour de Hier demain et Coma idyllique, animée par J.-M. Guy, « Les rencontres artistiques - 24 octobre 2015 », dans l’émission Radio Circa, Festival Circa, Auch, octobre 2015, 1h05 (en ligne : http://radiocirca.net/spip.php?article491)